Ca y est, la fin du cycle de Chrétien de Troyes approche. Et nous terminons ce tour d’horizon avec ce qui est peut-être un chant du cygne : la dernière œuvre de Chrétien de Troyes, Perceval ou Le conte du Graal, est un roman inachevé. Les historiens ont donc naturellement conclu à la mort du poète.
Comme Cligès, Perceval est un roman constitué de deux parties, mais ce découpage ne sert pas le même propos. La première partie du roman se focalise sur les aventures de Perceval, tandis que la seconde se concentre sur celles de Gauvain. Les deux parties ne semblent cependant pas avoir de rapport évident entre elles.
N’ayant pas de fin propre, il est impossible de savoir exactement ce que souhaitait faire Chrétien de cette seconde partie. J’ajoute tout de même que l’absence de conclusion à ce récit en a frustré plus d’un, étant donné qu’il n’existe pas moins de quatre continuations. Mais n’en ayant lu aucune pour le moment, je ne saurais en dire plus à ce sujet.
Avec Perceval, Chrétien ajoute encore deux nouveaux éléments à la légende arthurienne : le personnage de Perceval, et surtout le Graal, désormais indissociable de la légende. En effet, il y a fort à parier que si vous demandez à une personne de citer un élément ou un personnage du cycle arthurien, celle-ci vous réponde « la quête du Graal ». Et pourtant, cette quête, comme les personnages de Lancelot et Perceval, sont des inventions de Chrétien.
Et cette fois, Chrétien de Troyes semble avoir un nouveau mécène : le comte Philippe de Flandre. La cour de ce dernier est, à l’instar de la cour de Champagne, un important centre culturel. Le conte du Graal est donc, comme l’était Lancelot ou le Chevalier de la charrette, une œuvre de commande pour un protecteur. Et force est de constater que ce dernier roman est bien différent des précédents…
Perceval ou le conte du Graal : mais de quoi ça parle ?
Un jeune Gallois (on apprend plus tard qu’il s’appelle Perceval) vit seul dans le manoir de sa mère, une veuve dame. Un jour, il rencontre dans la lande plusieurs chevaliers et, émerveillé, demande à sa mère la permission de se faire adouber à la cour d’Arthur. La veuve, ayant perdu tous les hommes de sa famille à cause de la chevalerie, accepte de le laisser partir à contrecœur. Elle lui donne tout de même quelques conseils, comme servir les dames et les demoiselles, ou prier Dieu dans les églises. Après quelques aventures témoignant de la naïveté du jeune sot, Perceval est fait chevalier. Il poursuit ensuite son entraînement chez son maître Gornemant de Goort, lequel complète l’enseignement de sa mère.
Une fois son entraînement terminé, Perceval veut faire ses preuves. Il rencontre Blanchefleur, la nièce de son maître d’armes, et la défend contre un homme qui voulait l’assiéger. Une fois la jeune fille sauvée, il repart en promettant de revenir l’épouser. Il est ensuite hébergé par le Roi Pêcheur, blessé à l’entrejambe à cause d’un javelot. Il voit chez lui un étrange spectacle : un cortège de jeunes gens, parmi lesquels un jeune homme tient une lance qui saigne. En dernier lieu vient une demoiselle portant un étrange et bel objet d’or. Perceval n’ose pas demander d’explication, et se tient coi.
Mais c’était une grossière erreur. Après avoir regagné la cour d’Arthur, une demoiselle hideuse apparaît et lui reproche son silence. L’objet d’or était le Graal. Perceval a échoué à la quête qui aurait pu sauver le royaume…
Critique
Le Graal : nouvel objectif de la chevalerie
C’est un roman que j’aime beaucoup, même s’il est très différent des thèmes abordés précédemment par Chrétien. Ici, il n’est plus question de dilemme entre l’amour et le devoir chevaleresque. Il est même très peu question d’amour. Comme tout chevalier du XIIe siècle, Perceval est amoureux, mais son amie est encore moins présente que Laudine dans Le Chevalier au lion puisqu’elle n’apparaît qu’une fois. De plus, l’intérêt de Blanchefleur pour Perceval semble purement intéressé : comme Laudine, elle a besoin d’un protecteur. La découverte de l’amour ne constitue donc plus l’ultime étape dans le parcours d’un chevalier: elle est dorénavant une étape comme une autre.
L’enjeu est désormais d’un niveau supérieur. L’amour des dames n’est plus une fin en soi. Avec l’introduction du Graal, l’heure est désormais à la spiritualité.
Perceval, quant à lui, est un chevalier très différent des autres héros de Chrétien. L’amour n’est pas sa motivation principale, et de tous les chevaliers, c’est celui qui fréquente le plus les églises. Perceval renonce ainsi à épouser Blanchefleur, préférant faire pénitence sur le conseil d’un ermite.
Tout le monde il est plus beau, tout le monde il est plus gentil
En outre, Le conte du Graal se veut beaucoup plus réaliste que les précédents romans. Le vernis courtois commençait déjà à se craqueler dans Yvain, mais cela restait superficiel. En revanche, dans ce roman, les défauts des personnages et de la cour d’Arthur sont de plus en plus apparents. Gauvain, par exemple, n’était déjà pas présenté sous son meilleur jour dans Yvain, et il ne l’est pas non plus ici (Pour plus de détails, voir la rubrique Pour aller plus loin). Perceval lui-même est un nigaud.
Mais Gauvain n’est pas le pire : Keu est devenu purement et simplement détestable. S’il a souvent été dépeint comme un personnage bougon, un peu arrogant et parfois méprisant, tout ceci restait de l’ordre de la plaisanterie. Or, dans Perceval, Keu est grossier, n’hésite pas à gifler violemment une suivante de Guenièvre en l’absence de celle-ci, et jette un fou au feu dans un accès de colère. Et tout ceci devant une cour impassible. Seul Perceval semble se soucier de venger l’affront fait à la suivante. Rappelons tout de même que dans le premier roman, Erec défendait une suivante fouettée par un nain.
Les personnages récurrents ne sont pas les seuls touchés : beaucoup de personnages secondaires, et notamment des jeunes filles, sont porteurs de défauts en tout genre (laideur, luxure, méchanceté etc). Nous sommes bien loin des personnages beaux et parfaits que l’on rencontre habituellement dans les romans arthuriens.
Romantiques et férus d’amour courtois, vous ne trouverez pas votre bonheur en lisant Le conte du Graal. En revanche, si vous en avez votre claque des chevaliers soupirants et des intrigues amoureuses qui se terminent toujours bien, vous serez sans doute bien plus intéressé(e) par le dernier roman de Chrétien. Plus réalistes, les personnages n’apparaissent plus sous le filtre de la perfection : certains sont odieux, mais n’est-ce pas rafraîchissant de voir poindre quelques notes d’imperfection dans ce monde courtois ?
Pour aller plus loin
⚠️ Attention, cette partie contient des éléments susceptibles de dévoiler l’intrigue. Ne lisez pas si vous ne voulez pas gâcher le plaisir de la découverte.
Gauvain, anti-Perceval
On pourrait se demander quel était l’intérêt pour Chrétien d’écrire une partie entièrement dédiée à Gauvain dans Perceval. Gauvain étant presque l’antithèse de Perceval, il est plus que probable que Chrétien ait cherché à les mettre en opposition.
Perceval est un jeune nigaud qui fait pénitence pour expier ses fautes. Gauvain, lui, ne renoncerait pour rien au monde aux plaisirs terrestres.
Le contraste entre les deux chevaliers est saisissant. Au début du roman, Perceval ne sait rien de l’amour, ce qui le pousse à embrasser une jeune fille de force. Ensuite, il s’éprend de Blanchefleur, mais ne revient pas l’épouser, tandis que Gauvain, comme à son habitude, profite de la compagnie des dames.
Ce n’est pas un hasard si Gauvain se retrouve prisonnier d’un château uniquement peuplé de femmes. Il découvre que les deux reines du château ne sont autres qu’Ygerne, la mère d’Arthur, et sa propre mère. Il y fait également la connaissance d’une soeur, Clariant. Cet épisode a quelque chose de presque inquiétant : Gauvain semble être prisonnier d’une sorte d’Autre Monde, entouré de fantômes féminins. Devenu leur champion, il est contraint de devenir le seigneur du château et de ne plus en partir. Mais on suppose que Chrétien souhaitait tout de même une issue favorable à Gauvain.
Des personnages vicieux
Comme dit précédemment, les personnages secondaires sont loin d’être courtois.
L’Orgueilleux de la Lande maltraite son amie car il la croit à tort coupable d’adultère. Une autre jeune fille bat sa jeune soeur à un tournoi car elle critique constamment son champion. Une demoiselle hideuse apparaît à la cour d’Arthur et houspille Perceval, qui a laissé passer sa chance d’obtenir le Graal. Le roi Escavalon offre sa soeur à Gauvain, qui l’embrasse de bonne grâce dans sa chambre, ce qui déclenche une émeute de bourgeois au pied de la tour. La soeur du roi se transforme alors en véritable furie : elle retrousse sa robe et lance des pièces d’échecs sur les insurgés tout en les insultant. Une jeune fille orgueilleuse suit Gauvain partout dans l’espoir de le voir se faire humilier ou tuer (avec l’assentiment de celui-ci puisqu’il tolère sa présence). Elle finit néanmoins par s’adoucir lorsque Gauvain comprend qu’elle a vécu une histoire tragique.
Jusqu’à présent, la beauté physique allait toujours de pair avec la beauté du cœur. Ce n’est donc pas un hasard si auparavant, tous les protagonistes étaient beaux, et tous les antagonistes étaient laids. Mais dans Perceval, le beau et le laid, le bien et le mal tendent à se confondre : la demoiselle hideuse, bien que d’apparence cauchemardesque, n’est pas mauvaise en soi. La demoiselle orgueilleuse est d’une très grande beauté, mais d’une grande cruauté (mais elle finit tout de même par se repentir). J’oserais même affirmer que sa complexité en fait le personnage féminin le plus intéressant de tous les romans de Chrétien de Troyes.
Parole et silence
Perceval, comme Lancelot avant lui, reste anonyme pendant une bonne partie du roman. Il est intéressant de constater que dans les deux cas, l’identité du chevalier est révélée par un personnage féminin. Dans Le conte du Graal, c’est une cousine de Perceval qui le nomme pour la première fois. Elle explique ensuite que le silence de Perceval devant le Graal est une faute immense, car la parole aurait permis la guérison du Roi Pêcheur, mutilé à l’entrejambe.
En outre, deux autres demoiselles ont le don de prophétie. Une des suivantes de Guenièvre éclate de rire en voyant Perceval, car selon ce qu’annonce un fou, cette demoiselle ne rirait que devant le meilleur chevalier au monde. Cette explication déplaît fort à Keu, qui gifle la demoiselle et pousse le fou dans l’âtre. Plus tard, la demoiselle hideuse expose à toute la cour l’échec de Perceval, et prédit les malheurs à venir sur le royaume.
Aujourd’hui, on continue le cycle de Chrétien de Troyes avec sa quatrième œuvre : Yvain ou le Chevalier au lion. Cette fois, le prologue donne très peu d’informations sur le contexte de l’œuvre. Il ne s’agit probablement pas d’une œuvre de commande comme Le Chevalier de la charrette puisque aucun nom n’est mentionné. En revanche, certains éléments indiquent que Chrétien aurait entrepris la rédaction d’Yvain en même temps que Lancelot : l’enlèvement de la reine Guenièvre y est par exemple mentionné, expliquant l’absence de Gauvain pendant une partie du roman. Cela expliquerait aussi pourquoi Chrétien a délégué la rédaction de la fin de Lancelot à Godefroy de Bouillon.
Yvain ou Le Chevalier au lion : mais de quoi ça parle ?
A la cour du roi Arthur, Calogrenant, cousin d’Yvain, narre une de ses dernières aventures : après avoir découvert une fontaine enchantée dans la forêt de Brocéliande, il fut blessé par son gardien, Esclados le Roux. Yvain, part à la recherche de la fontaine pour combattre Esclados, et ainsi venger son cousin. Mortellement blessé, Esclados se réfugie dans son château pour y succomber, suivi par Yvain, qui se retrouve piégé. Là, une demoiselle du nom de Lunette, à qui il avait rendu service lors d’événements antérieurs au roman, lui offre un anneau d’invisibilité pour l’aider à s’enfuir. Avant de s’échapper, Yvain remarque la très grande beauté de la veuve endeuillée : Laudine, la dame de Landuc. Celle-ci, folle de douleur et de chagrin, menace de faire exécuter le meurtrier de son époux si elle le retrouve. Yvain quitte le château, le cœur lourd : il est tombé amoureux de la femme qui le hait le plus au monde.
De son côté, Lunette parvient à calmer les ardeurs de la dame en plaidant la cause d’Yvain, et lui rappelle qu’elle ne peut pas laisser sa fontaine sans protecteur. Laudine accepte donc d’épouser Yvain, car elle en voit en lui un très bon parti et reconnaît ses qualités courtoises. La cour d’Arthur se déplace jusqu’au domaine de Landuc pour célébrer les noces, et Gauvain propose à Yvain de l’accompagner dans des tournois après son mariage. Laudine consent à laisser Yvain partir, à condition qu’il revienne avant un an. Yvain promet, mais oublie de revenir. Laudine décide alors de le répudier, le menant à la folie…
Critique
Yvain est dans la continuité des romans précédents, à ceci près qu’il mêle cette fois amour courtois et mariage. Dans Erec et Enide, Chrétien établit la compatibilité de l’amour et du mariage. Dans Le Chevalier de la charrette, Chrétien est contraint de mettre ses préférences de côté pour suivre la tendance de la fin’amor. Lancelot, c’est finalement le roman d’un dilemme : l’amour et la chevalerie peuvent-ils faire bon ménage ? Si les deux entrent en contradiction, lequel faut-il privilégier ? Dans Lancelot, Chrétien est formel : le service de la dame prime sur le reste. Or, cela est en totale contradiction avec Erec et Enide : la crise survient dans le couple justement parce qu’Erec a choisi l’amour au détriment des armes. Par conséquent, une seule conclusion est possible : le chevalier doit suivre les deux voies, mais privilégier l’amour s’il doit choisir, sans pour autant renoncer aux armes.
La question de l’amour et du devoir est très épineuse, mais universelle, puisqu’on la retrouve dans toutes les cultures. Le Cid de Corneille est peut-être l’œuvre française qui représente le mieux cette problématique. Qui n’a jamais entendu parler du choix cornélien de Chimène, partagée entre son amour pour Rodrigue, l’assassin de son père, et l’honneur qui lui interdit de l’épouser ?
Eh bien, avant Chimène, il y avait Laudine. La dame de Landuc est certes beaucoup plus dure et plus caractérielle que Guenièvre, mais peut-on vraiment lui reprocher de ne pas vouloir, dans un premier temps, épouser l’homme qui a tué son mari ?
Laudine incarne une sorte de dame courtoise mariée : contrairement à l’amante courtoise, elle est très émotive, mais, en adéquation avec elle, ses marques d’affection se font très rares. Bien qu’épouse, elle se montre émotionnellement distante, et passe de l’amour à la haine très facilement, y compris avec sa suivante Lunette (plus de détails dans la rubrique Pour aller plus loin).
On retrouvera également en elle quelques traits de la fée des lais : son lien avec une fontaine merveilleuse et la forêt de Brocéliande, son pacte qu’Yvain transgressera, les anneaux magiques… Laudine est donc la fusion de deux stéréotypes féminins : la dame courtoise et la fée, tout en étant épouse, stéréotype qu’elle n’incarne d’ailleurs pas. Elle n’hésite pas à mettre fin à leur relation, comme un seigneur qui répudierait sa femme, ou comme une dame qui rejetterait un amant. Yvain est donc forcé de réparer sa faute et de regagner l’amour de sa femme, comme Lancelot avec Guenièvre.
En dehors de sa dame polyvalente, le roman propose quelques originalités : le lien entre Yvain et Lunette est l’un des rares témoignages médiévaux d’une réelle amitié homme/femme sans aucune ambiguïté. Ils s’estiment mutuellement se rendent service plusieurs fois l’un l’autre au cours du roman.
Lunette est d’ailleurs un personnage féminin très réussi : s’il est vrai qu’au XIIe siècle, on reconnaît aux femmes une certaine inclination naturelle à la ruse et à l’intuition, le raisonnement logique et les arts oratoires restent l’apanage des hommes. Or, Lunette est une demoiselle très rationnelle, modérant souvent les transports de sa dame en lui opposant des éléments factuels. Elle réussit ainsi à la convaincre d’épouser Yvain en la mettant face à ses responsabilités de dame : sans protecteur, Laudine risque le siège car sa fontaine peut attirer les convoitises. Et qui serait le candidat idéal, sinon l’homme qui a vaincu le protecteur précédent ? Tout au long du roman, Lunette jouera le rôle de l’entremetteuse habile (plus de détails dans la rubrique Pour aller plus loin). Autre particularité de Lunette : elle est brune, et je vous assure que c’est un progrès, dans une époque où la blondeur est synonyme de beauté et pureté.
« Les brunes comptent pas pour des prunes », chantait Lio
Autre remarque : Le Chevalier au lion semble amorcer la chute de la courtoisie à la cour du roi Arthur. En effet, Lunette choisit d’aider Yvain parce qu’il aurait été le seul, il y a longtemps, à avoir daigné lui avoir adressé la parole à la cour. Alors qu’elle se sentait seule et perdue dans une cour dont elle ne connaissait alors pas les codes, Yvain a fait de preuve de courtoisie envers elle. Plus tard, lors des noces d’Yvain, Lunette et Gauvain deviennent amis. Pourtant, lorsque Lunette est en détresse, c’est Yvain qui doit la défendre, puisque Gauvain est parti délivrer la reine (pour plus de détails sur cet épisode, voir la rubrique Pour aller plus loin). Certes, l’absence de Gauvain est un prétexte extradiégétique pour mettre Yvain en avant, mais dans ce cas, pourquoi avoir inventé une liaison entre Gauvain et Lunette ? Plus tard dans le roman, il réapparaît comme champion d’une femme très discourtoise à l’égard de sa soeur (pour plus de détails sur cet épisode, voir la rubrique Pour aller plus loin). N’oublions pas que Gauvain est aussi la cause directe de la crise entre Yvain et Laudine. Pourtant, ni lui, ni aucune autre personne de la cour ne réagit lorsque Yvain apprend d’une messagère que Laudine ne veut plus de lui.
La cour d’Arthur présente, dans Le Chevalier au lion, un visage froid et presque déshumanisé.
Pour aller plus loin
Attention, cette partie contient des éléments susceptibles de dévoiler l’intrigue. Ne lisez pas si vous ne voulez pas gâcher le plaisir de la découverte.
Le lion : Les plus assidus auront remarqué que je n’ai pas du tout mentionné le lion dans ma critique. En vérité, celui-ci apparaît très tardivement dans le roman, et mon résumé en dévoile déjà bien assez.
Mais il me faut tout de même en parler un peu. Après le rejet de Laudine, Yvain devient fou et vit à l’état sauvage, nu comme une bête. Après avoir recouvré la raison grâce à un onguent de la fée Morgane, il assiste à un combat entre un serpent et un lion. Yvain sauve le lion puisque le serpent, dans l’imagerie biblique, est une créature démoniaque, alors que le lion est associé à la noblesse. Dès lors, Yvain, qui a perdu son identité, se fait appeler le Chevalier au lion. La bête le suit partout, et se présente presque comme un substitut de la dame. Le lion lui montre de l’affection presque féminine, l’empêche de mettre fin à ses jours, et disparaît curieusement à la fin du roman, lors de la réconciliation des époux.
Laudine et Lunette : Le rapport entre Laudine et Lunette est très ambivalent (d’aucuns pourraient affirmer aujourd’hui que leur relation est toxique). A la tempétueuse Laudine s’oppose la pragmatique Lunette, ce qui rend la plupart de leurs interactions volcaniques. Lunette n’a pas la langue dans sa poche et n’hésite pas à rabrouer sa dame lorsqu’elle se comporte de manière trop irrationnelle. Cette dynamique entre les deux personnages rappelle le théâtre comique de Molière, dans lequel les servantes et les valets sont souvent plus lucides que leur maître ou maîtresse, et dans lequel ils jouent souvent le rôle d’entremetteur/euse. Cela pourrait prêter à sourire si Laudine n’avait pas tenté de faire exécuter Lunette. En effet, la dame de Landuc tient Lunette pour responsable de l’absence d’Yvain. Elle lui reproche de lui avoir fait épouser un mauvais parti, et la condamne au bûcher si elle ne trouve pas de champion avant le délai imparti, ou si celui-ci perd le duel judiciaire. Gauvain étant absent, c’est Yvain, sous l’identité du Chevalier au lion, qui la représente. Lunette consent ensuite à pardonner à sa dame, et les deux femmes se réconcilient. Nous sommes bien loin de la relation affectueuse entre Fénice et sa nourrice Thessala.
Cet épisode pourrait être inspiré de la légende de Tristan et Iseut : dans un épisode de la saga norroise, adaptée des poèmes français, Iseut souhaite se débarrasser de Brangien, qui en sait trop sur sa liaison adultère avec Tristan. Elle demande à deux serviteurs d’emmener Brangien dans la forêt et de la tuer, avant de se raviser et de leur ordonner de la ramener vivante au château. Les deux femmes se réconcilient, ce qui ne les empêchera pas de se disputer violemment par la suite.
Yvain, l’amour et les femmes : Yvain devient fou après avoir perdu sa dame, et vit nu comme un animal dans la forêt pendant plusieurs mois. Un jour, des femmes, dont l’une est la dame de Norrison, le soignent grâce à un onguent préparé par Morgane (qui est un personnage bienfaisant chez Chrétien). Le statut de la femme est donc ambivalent : elle peut plonger un homme dans la folie, mais aussi le soigner.
Suite à cet épisode, Yvain sauve la dame de Norrison d’un homme qui voulait l’assiéger pour s’emparer d’elle et de ses terres. Veuve, elle ne pouvait compter que sur lui. Or, cette situation est celle qu’aurait pu connaître deux fois Laudine à cause de lui. Mais Yvain ne semble pas s’en rendre compte. Afin de se racheter et de reconquérir son épouse, Yvain enchaîne les quêtes dans lesquelles il sauve des femmes, victimes de la violence des hommes, des monstres, mais aussi d’autres femmes : il défend ainsi, lors d’un duel judiciaire, une jeune fille spoliée par sa soeur aînée. Etonnamment, c’est Gauvain qui défend l’aînée en tort.
L’une de ces demoiselles en détresse se trouve être Lunette : en la sauvant du bûcher, Yvain répare sa faute envers elle. En sauvant autant de femmes, Yvain semble prendre peu à peu conscience de l’irresponsabilité de ses actes en ayant délaissé son épouse aussi longtemps.
Le chantage et la ruse dans la réconciliation : Peu avant le dénouement, Yvain, en compagnie de son lion, se rend à la fontaine merveilleuse et déclenche une tempête dans le domaine de Landuc afin de faire ployer Laudine. De son côté, Lunette prouve une fois de plus ses talents d’entremetteuse et son habileté : elle explique à Laudine que le Chevalier au lion s’est fâché avec sa dame, et qu’il souhaiterait qu’elle l’aide à la reconquérir. Laudine fait donc le serment de tout faire pour l’y aider. Lunette fait donc venir le Chevalier au lion et lui révèle sa véritable identité. Laudine, dans un premier temps, refuse de le reprendre, préférant affronter toute sa vie vents et orages, mais se voit contrainte d’accepter pour ne pas se parjurer. Jusqu’au bout, les sentiments de Laudine à l’égard d’Yvain seront flous : elle semble l’épouser uniquement par intérêt, et lui pardonner seulement pour éviter le parjure. Si Chrétien précise bien que la dame l’aime et le chérit, il faut avouer qu’elle n’est vraiment pas démonstrative et que son comportement laisser le lecteur dubitatif face à ce dénouement forcé.
Après Erec et Enide, puis Cligès, nous abordons enfin l’une des œuvres les plus connues de Chrétien de Troyes : Lancelot ou le Chevalier de la charrette. C’est une nouvelle ère qui commence : plus de tendres amants mariés. L’heure est maintenant à l’amour courtois. Et qui, mieux que Lancelot, incarne l’amant idéal ?
Petit rappel sur l’amour courtois : Avant toute chose, il convient de resituer un peu le contexte. L’amour courtois est originaire du duché d’Aquitaine. Nommée fin’amor en langue d’oc, cette nouvelle façon d’aimer se répand ensuite dans tout le Sud à travers les chants des troubadours. C’est Aliénor d’Aquitaine, petite-fille du premier troubadour Guillaume IX, qui contribue très largement à sa diffusion en langue d’oïl. Lorsqu’elle épouse Louis VII, elle fait venir à la cour de France de nombreux troubadours. C’est ainsi que la poésie occitane se répand rapidement dans les territoires d’oïl, et la fin’amor avec.
Répartition entre territoires d’oc et territoires d’oïl
L’amour courtois ébranle la noblesse et modifie complètement les rapports de domination entre les hommes et les femmes. Ce sont désormais les dames qui mènent le jeu, et les amants qui se soumettent.
Le jeu de l’amour courtois répond à des règles bien définies :
La dame doit toujours être d’un rang supérieur à l’amant.
La dame est toujours mariée.
La dame doit se montrer inaccessible, voire méprisante.
L’amant doit être entièrement dévoué à sa dame.
L’amant doit réussir toutes les épreuves que lui impose sa dame, s’il veut espérer une récompense (un simple regard en était déjà une).
Les deux amants se doivent une fidélité sans faille, la seule exception étant le devoir conjugal de la dame envers son époux.
Lancelot et le Chevalier de la charrette est supposément écrit autour de 1180. Cette fois, le prologue nous donne quelques renseignements non négligeables sur la genèse du roman : Chrétien aurait initié l’écriture de son roman à la demande de Marie de Champagne, sa mécène. La cour de Marie de Champagne, fille d’Aliénor d’Aquitaine, était effectivement le lieu privilégié des poètes et jongleurs au XIIe siècle. Chrétien précise que c’est Marie qui lui a donné les bases de l’intrigue : lui s’est surtout occupé de la mise en forme du roman.
Ce roman est donc une œuvre de commande, ce qui expliquerait pourquoi il est si différent de ses ouvrages précédents. Souvenez-vous, le Chrétien qui a écrit Erec et Enide était en faveur du mariage d’amour. Le Chrétien qui a écrit Cligès méprisait la relation de Tristan et Iseut. Pourtant dans Le Chevalier de la charrette, Chrétien dépeint les amours adultères de Lancelot, chevalier de la Table ronde, et de la reine Guenièvre. Si ce n’est pas un virage à 180 degrés…
Il faut toutefois préciser que Chrétien n’a jamais terminé son roman, préférant déléguer la fin de la rédaction à Godefroy de Bouillon. Est-ce la preuve que Chrétien n’aimait pas ce qu’il écrivait ? Peut-être.
Autre innovation : le personnage de Lancelot du Lac. Eh oui, l’un des chevaliers les plus connus de la légende arthurienne a été entièrement créé par Chrétien de Troyes. Ou bien Marie de Champagne ?
Lancelot ou le Chevalier de la charrette : mais de quoi ça parle ?
Un chevalier du nom de Méléagant enlève la reine Guenièvre, le sénéchal Keu, ainsi que plusieurs gens du royaume de Logres. Il annonce être le fils du roi Baudemagu, souverain du royaume de Gorre, dont nul ne revient jamais. Attristé, Arthur envoie Gauvain les délivrer. En chemin, celui-ci rencontre un chevalier anonyme, prêt à tout pour libérer la reine (on apprend plus tard dans le roman qu’il s’appelle Lancelot du Lac). Les deux chevaliers s’associent et partent donc pour le royaume de Gorre. Bientôt, ils rencontrent un nain menant une charrette, qui accepte de les escorter jusqu’à Gorre à la seule condition que les chevaliers montent dans la charrette. Gauvain refuse aussitôt, la charrette étant associée à la honte et aux condamnés à mort. Après une brève hésitation, le deuxième chevalier accepte de monter dans la charrette, et le nain consent à les emmener. Lancelot est insulté et hué par toutes les personnes qu’ils croisent, mais cela leur permet de parvenir jusqu’à Gorre, où de nombreuses autres épreuves les attendent encore…
Critique
Le scénario est bien plus simple que les romans précédents. Mais simple ne veut pas dire simpliste. Si l’intrigue réserve peu de surprise, le roman n’en est pas dénué d’intérêt pour autant. Le Chevalier de la charrette est la quintessence même de l’amour courtois. Quiconque voudrait en savoir plus à ce sujet trouvera parfaitement son bonheur en lisant ce roman.
Le topos du chevalier au secours de la belle princesse est encore présent à notre époque, sous des formes plus modernes.
On remarquera tout de même que Guenièvre est très différente des autres romans. Dans Erec et Enide et Cligès, ce sont surtout ses qualités de reine et sa sagesse qui sont mises en avant. Elle est toujours d’excellent conseil, se montre très avisée et sa valeur auprès d’Arthur et des chevaliers n’est plus à prouver. N’oublions pas qu’elle est aussi une très bonne entremetteuse.
Mais, quelles sont les caractéristiques d’une dame courtoise, déjà ? La hauteur, et un certain mépris pour le soupirant. Une Guenièvre courtoise, très accessible et agréable (ce qu’elle est dans les autres romans) ne correspondait évidemment pas à cette femme-image presque irréelle.
Pour la petite anecdote, Le Chevalier de la charrette a été le premier roman de Chrétien de Troyes que j’ai lu. J’avais donc découvert Guenièvre dans ce roman, sous son masque de dame hautaine et presque cruelle, et l’avais trouvée fortement antipathique. Heureusement, les autres romans m’ont réconciliée avec le personnage.
Mais plus la dame est distante, plus le chevalier souhaite se démarquer, et plus il acquiert de la valeur. Autrement dit, même si le comportement de Guenièvre (et de l’amante courtoise en général) n’est pas des plus sympathiques, il est essentiel pour que l’amant devienne la meilleure version de lui-même. Pour plus de détails, voir dans la rubrique « Pour aller plus loin ».
Lancelot, quant à lui, se distingue des précédents héros de Chrétien : Erec aime Enide, mais se montre parfois brutal. Alexandre est très rusé, mais n’ose pas approcher Soredamor par peur d’être rejeté. Cligès n’est pas très débrouillard en amour, et laisse Fénice agir.
Lancelot, lui, possède non seulement une force colossale, mais aussi une très grande sensibilité. Amusez-vous à compter combien de fois Lancelot s’évanouit. Son amour extrême pour Guenièvre en fait un chevalier déterminé, prêt à combattre n’importe quel ennemi et à subir le déshonneur. Pourtant, on ne sait pas si Chrétien trouve son chevalier admirable ou ridicule : Lancelot est mis en danger plusieurs fois à cause de ses pensées amoureuses, frôlant parfois la mort de manière risible. De bien des manières, il partages quelques traits de similarité avec Aucassin, dont on a déjà parlé. Le contraste avec Méléagant est saisissant. Ce dernier dit aimer la reine, mais toutes ces actions semblent démontrer le contraire. Lancelot incarne l’amant « contemporain », tandis que Méléagant rappelle le prédateur antique, qui semble privilégier le rapt et la captivité.
Lancelot partage un lien étroit avec la féminité, plus que n’importe quel chevalier : pendant tout le roman, il n’aura de cesse d’inspirer de l’amour aux femmes et jeunes filles qu’il croise. C’est d’ailleurs Guenièvre qui révèle son nom, et suite à cela, une demoiselle l’interpelle en plein combat, divulguant à tous son identité. Dans sa quête, Lancelot rencontre beaucoup de jeunes filles, toutes plus mystérieuses les unes que les autres. Ces demoiselles semblent omniscientes puisqu’elles sont toutes au courant de la relation entre Lancelot et Guenièvre, pourtant cachée. Certaines tentent de le détourner de sa quête pour éprouver sa fidélité, notamment une demoiselle qui cherche à le séduire. Mais ces demoiselles sont toutes, au bout du compte, des personnages adjuvants et informateurs.
Le Chevalier de la charrette introduit aussi quelques éléments que Chrétien développe peu, mais qui seront très largement repris par les continuateurs. On sait par exemple, dans le roman, que Lancelot a été élevé par une fée, la Dame du Lac, et que celle-ci lui a donné un anneau magique permettant de lever des sortilèges. C’est ainsi que l’enfance de Lancelot et son lien avec la Dame du Lac seront développés au XIIIe siècle par d’autres auteurs. La Dame du Lac sera alors associée à Viviane/Niniane, la fée à l’origine de la disparition de Merlin.
Pour aller plus loin
Attention, cette partie contient des éléments susceptibles de dévoiler l’intrigue. Ne lisez pas si vous ne voulez pas gâcher le plaisir de la découverte.
Au sujet de la relation courtoise entre Lancelot et Guenièvre : Comme dit précédemment, la liaison de Lancelot et Guenièvre suit le schéma bien précis de la relation courtoise : de nature adultère, femme hautaine socialement supérieure à l’amant. Elle paraît parfois presque éprouver un plaisir sadique à humilier Lancelot : lorsque Lancelot parvient enfin à se retrouver en tête à tête avec Guenièvre, celle-ci le rejette violemment, sans aucune raison apparente. Plus tard, elle explique qu’elle voulait juste faire a gas (plaisanter, faire une blague), et qu’elle cherchait à lui faire payer son hésitation, même brève, à monter dans la charrette. Plus tard, lors du tournoi de Noauz, elle aperçoit un chevalier qu’elle soupçonne être Lancelot et, pour s’assurer de son identité, lui ordonne par le biais d’une suivante de faire deux fois « au pire ». Contraint d’obéir à sa dame, Lancelot se bat du pire qu’il peut, attirant sur lui les moqueries du public.
Cependant, contrairement à bon nombre d’amants courtois, Lancelot a obtenu l’«ultime récompense» plutôt rapidement, puisque Guenièvre lui donne un rendez-vous de nuit au château de Baudemagu, avant de lui proposer de la rejoindre dans sa chambre. Malgré son filtre d’amante courtoise, on sent tout de même qu’elle aime véritablement Lancelot. Lors d’un épisode, Guenièvre et Lancelot croient tous deux que l’autre est mort à causse de fausses rumeurs. Guenièvre tombe malade et Lancelot tente de se suicider. Si le thème du « suicide sur un malentendu » rappelle fortement Roméo et Juliette, il s’agit en fait d’une référence à Pyrame et Thisbé, une légende antique dont je parlerai une autre fois.
Lancelot et les personnages féminins : Lancelot est fait prisonnier deux fois dans le roman, sous les ordres de Méléagant, son ennemi juré. Mais il est intéressant de constater que ses libérations sont toujours dues à des femmes. La première consent à le laisser s’échapper discrètement pour participer à un tournoi, la seconde est une soeur de Méléagant qui voulait remercier Lancelot pour un service rendu. Elle part à sa recherche, et trouve sans aucun mal la tour dans laquelle il est emprisonné. Elle le soigne et lui offre un nouveau destrier. Emu, Lancelot consent à lui donner son amour. Elle est donc la seule femme, mise à part Guenièvre, qui a obtenu ce privilège. Notons que Guenièvre n’apparaît plus dans le roman après cet épisode. Il semblerait que Chrétien n’ait pas pu s’empêcher de renouer avec ses habitudes. La postérité n’a cependant pas retenu cette « correction », préférant le couple Lancelot/Guenièvre pour sa portée dramatique.
Les deux images de cet article proviennent respectivement de Wikipédia et Flickr.
On commence donc 2025 avec le deuxième roman de Chrétien de Troyes : Cligèsou la Fausse Morte. (Si vous n’avez pas lu la chronique sur Erec et Enide, le premier roman de Chrétien, c’est par ici). Comme pour bon nombre de manuscrits médiévaux, il est très difficile de donner une date de rédaction précise, mais le manuscrit aurait été écrit vers 1176.
Deuxième roman, pas vraiment, en réalité. Comme je l’avais déjà mentionné dans la chronique précédente, Chrétien de Troyes a rédigé beaucoup d’autres œuvres entre Erec et Enide et Cligès, notamment sa propre version de la légende de Tristan et Iseut. Ces écrits n’ayant – hélas – jamais été retrouvés, nous sommes donc contraints d’ignorer leur existence.
C’est le prologue de Cligès qui nous révèle cette information précieuse : si on en sait toujours aussi peu sur l’auteur, les titres de ses ouvrages perdus nous donnent en revanche quelques informations supplémentaires sur ses centres d’intérêt (et de désintérêt). On sait par exemple qu’il a traduit en ancien français des œuvres d’Ovide, auteur antique toujours apprécié au XIIe siècle. On retrouve en effet quelques motifs ovidiens dans Cligès. Sa réécriture du mythe de Tristan, Del roi Marc et d’Yseult la blonde suggère également que Chrétien n’aimait pas beaucoup cette histoire d’amants maudits. Sans doute préférait-il les dénouements plus gais, mais certains éléments de Cligès tendent à nous laisser croire que Chrétien avait un réel mépris pour Tristan et Iseut.
Je vous explique tout plus bas, bien sûr.
Cligès : mais de quoi ça parle ?
Première partie : Alexandre, fils de l’empereur de Constantinople, décide de partir pour la cour du roi Arthur pour parfaire son entraînement. C’est en effet à Camelot que se trouve la crème de la chevalerie. Après avoir prouvé sa valeur en aidant le roi Arthur à défaire un de ses ennemis, Alexandre tombe amoureux de Soredamor, une des sœurs de Gauvain et suivante de la reine Guenièvre. Le coup de foudre est réciproque, mais aucun des deux jeunes gens n’ose faire le premier pas. Guenièvre s’aperçoit de la situation et, non sans amusement, leur donne un petit coup de pouce. Alexandre épouse Soredamor avec l’assentiment de Gauvain, puis rentre avec elle à Constantinople, mais une mauvaise surprise l’attend : son frère Alis a usurpé le trône en son absence. Un arrangement est vite trouvé : Alis ne devra jamais se marier, et ce, pour que la descendance d’Alexandre puisse hériter du trône, comme il se doit.
Seconde partie : Cligès, fils d’Alexandre et Soredamor, doit succéder à son père, mais Alis rompt son serment en épousant la jeune et belle Fénice, fille de l’empereur d’Allemagne. L’histoire se répète : Cligès et Fénice tombent amoureux, mais n’osent pas avouer leurs sentiments, car leur liaison serait doublement indécente (adultérine et quasi-incestueuse). C’est finalement Fénice qui ose déclarer sa flamme en premier. Elle explique à Cligès qu’elle est toujours vierge grâce à un philtre magique concocté par sa nourrice, Thessala. Ce philtre provoque de puissantes hallucinations érotiques, ce qui permet à Fénice de dormir sur ses deux oreilles pendant qu’Alis rêve. Dès lors, les amants tentent de trouver un moyen de fuir ensemble et de vivre enfin leur passion. Après une nuit de réflexion, Fénice, avec l’aide de Thessala, met au point un étonnant stratagème : celui de se faire passer pour morte…
Critique
J’en ai sûrement un peu trop dévoilé dans mon résumé, mais il fallait bien expliquer qui est Cligès, et ce qu’est cette « Fausse Morte » mentionnée dans le sous-titre de l’œuvre.
Pas de panique : le résumé de la première partie est très succinct, et celui de la seconde partie l’est encore plus.
Ce roman est sans aucun doute le plus original de Chrétien de Troyes. D’abord, l’intrigue se déroule sur deux générations, de sorte qu’on peut découper le roman en deux parties (ce que j’ai d’ailleurs fait dans le résumé). La double narration est aussi présente dans Le Conte du Graal, mais elle sert un objectif différent : la première partie se focalise sur les aventures de Perceval, tandis que la seconde se concentre sur celles de Gauvain.
Ensuite, c’est le seul roman de Chrétien dont l’action ne se déroule pas entièrement dans l’univers arthurien : une bonne partie du roman se déroule à Constantinople, capitale de l’empire byzantin.
Mais pourquoi un tel changement d’ambiance ?
Dans un premier temps, il est important de se souvenir que le XIIe siècle est marqué par les deuxième et troisième croisades. Ensuite, l’Orient était vu comme une terre pleine de merveilles, d’illusions et de richesses : les marchands, pèlerins et chevaliers en croisade rapportaient des épices, des étoffes et d’autres produits alors rares et luxueux pour l’Occident. L’empire byzantin, et particulièrement Constantinople, attirait donc beaucoup de visiteurs et incarnait la magie et l’abondance. Cependant, si l’altérité attire, elle peut aussi faire peur. On ne voyait évidemment pas l’islam d’un bon œil, et les Grecs, bien que chrétiens, n’avaient pas bonne réputation : on les pensait paresseux, perfides et sanguins. Notons que ces clichés persistent encore aujourd’hui à l’égard des habitants du bassin méditerranéen. Qui n’a jamais entendu dire que les Italiens parlent fort ? Que les Corses s’emportent facilement et qu’ils sont rancuniers ? Que les Marseillais sont (trop) francs ?
Le choix de l’empire byzantin était donc évident : puissant, oriental, merveilleux, mais chrétien, de sorte que le lecteur ou l’auditeur occidental puisse tout de même s’identifier aux personnages. L’Autre est ainsi toléré… à condition qu’il renferme une part de Même. En outre, le puissant empire byzantin semble, dans le roman, se soumettre à la Grande-Bretagne : Alexandre quitte Constantinople pour prêter allégeance au roi Arthur, puis l’aide à combattre un traître. C’est le seul roman de Chrétien dans lequel Arthur se montre si actif sur le champ de bataille, et surtout si véhément. En effet, dans les autres romans, Arthur est un roi potiche, un peu bonne pâte, et surtout très passif. La reine Guenièvre est enlevée ? Lancelot et Gauvain s’en chargent. La reine Guenièvre est insultée par un chevalier ? Perceval lave l’offense. Pendant ce temps, Arthur reste sur son trône.
Alors pourquoi Arthur est-il étrangement vigoureux dans Cligès ? Nul doute qu’il fallait démontrer la supériorité de l’Occident sur l’Orient en présentant Arthur en guerrier puissant et sans pitié, aux antipodes du roi sage et indulgent que l’on trouve dans les autres romans. Un jeune byzantin ne pouvait pas se déplacer jusqu’à la cour d’Arthur, roi incarnant la chevalerie dans toute sa perfection… pour y trouver un roi débonnaire et oisif. Alexandre tire son épingle du jeu non pas grâce à sa force, mais grâce à une ruse, au demeurant très similaire au cheval de Troie d’Ulysse. N’oublions pas que les Grecs étaient jugés perfides, mais que la perfidie et la ruse sont les deux faces d’une même pièce. Cligès, en revanche, est bien moins rusé que Fénice, mais la perfidie et la ruse sont aussi des traits jugés féminins.
J’ai déjà mentionné l’influence ovidienne sur le roman, mais l’héritage antique ne s’arrête pas là. La référence la plus évidente est bien évidemment le nom d’Alexandre, en référence à Alexandre le Grand. Très populaire au Moyen Âge, il est l’ultime parangon du guerrier, aussi doué en stratégie que sur le champ de bataille. L’histoire d’Alexandre le Grand est largement diffusée en Orient et en Occident, car il constitue un modèle pour tout homme. Dans la littérature française médiévale, Le Roman d’Alexandre, d’Alexandre de Paris, reste à ce jour le récit le plus complet. Dans le cycle arthurien, Alexandre l’Orphelin est un cousin de Tristan d’une très grande beauté.
Thessala, quant à elle, est décrite comme une magicienne bien meilleure que Médée, et Cligès, comme un jeune homme infiniment plus beau et plus sage que Narcisse. On remarque donc une volonté de s’inscrire dans la lignée antique, tout en affirmant la supériorité du présent.
Passons maintenant à l’un des grands thèmes des romans de Chrétien : l’amour. Tout d’abord, le parallèle entre la première et la seconde partie est saisissant : les jeunes gens tombent amoureux l’un de l’autre au premier regard, mais chacun, par peur du rejet, soupire dans son coin. C’est finalement la jeune fille qui ose se jeter à l’eau.
Dans la première partie, les doutes d’Alexandre et de Soredamor sont la conséquence de l’inexpérience de l’amour.
Alexandre est un redoutable guerrier, mais il n’a jamais jouté contre Amour.
Soredamor est une jeune fille parée de toutes les qualités, mais n’a jamais daigné servir Amour.
Amour s’est vengé en les frappant de ses flèches.
Le motif de la vengeance de l’amour en tant que figure allégorique est très fréquent dans la littérature du XIIe siècle, mais trouve ses racines dans l’Antiquité. Eh oui, vous avez sûrement reconnu Cupidon (ou Eros chez les Grecs) derrière cet archer farceur.
Cupidon, dieu de l’amour, est souvent représenté comme un petit ange nu, armé d’un arc et des flèches.
Rappelez-vous qu’il ne fait pas bon mépriser l’amour au XIIe siècle : le lai du Trot, dont j’ai déjà parlé ici, en est un parfait exemple. Dans Cligès, la jeune fille qui refuse de servir Amour est punie en subissant ses assauts inopinés. En acceptant sa défaite et en admettant qu’elle aime, elle est délivrée de ses tourments et accède au bonheur, ainsi qu’à un statut social bien plus élevé.
Alexandre et Soredamor ont tout de même bénéficié de l’aide de Guenièvre : celle-ci, dans un premier temps, les croit tous deux malades, puis elle finit par comprendre la nature du « mal » qui les ronge. Elle les aide alors à se rapprocher, tout en subtilité. C’est un véritable succès puisque Soredamor se décide enfin à déclarer ses sentiments à Alexandre.
Cligès et Fénice reproduisent le même schéma, mais n’ont pas de Guenièvre pour les épauler. En ce sens, Fénice se montre bien plus hardie que Soredamor, puisqu’elle ose avouer ses sentiments à Cligès sans aide extérieure. Le mérite est d’autant plus grand que leur situation est beaucoup plus complexe : Fénice est mariée à l’oncle de Cligès.
Le jeu de l’amour est donc entièrement dominé par les femmes. Alexandre et Cligès ont beau être des chevaliers accomplis, ils demeurent extrêmement timorés sur le plan amoureux. Alors qu’ils n’osent pas entreprendre par peur du rejet, les jeunes filles osent à leur place, risquant non seulement le rejet, mais aussi leur réputation.
La situation de Cligès et de Fénice rappelle fortement le mythe de Tristan et Iseut : Tristan et Cligès sont tous les deux amoureux de leur tante par alliance. Fénice en est d’ailleurs bien consciente, et refuse d’être une nouvelle Iseut, qu’elle méprise pour son impudicité. On remarquera aussi que, si dans la légende de Tristan et Iseut, le philtre magique déclenche l’amour, chez Cligès, il sert au contraire à empêcher l’amour physique, ce qui permet à Fénice de ne pas reproduire les actions honteuses d’Iseut. Rappelons qu’un mariage non consommé est invalide. Fénice, même vierge, ne commet donc pas de faute. En outre, en prenant femme, Alis rompt son serment et lèse Cligès. Le mariage d’Alis et de Fénice est donc doublement illégitime.
Pour résumer, Cligès est un roman original, en ce qu’il mêle le passé et le présent, l’Orient et l’Occident, la matière antique et la matière de Bretagne, dans lequel les femmes et la magie jouent un rôle essentiel. C’est peut-être le roman de Chrétien de Troyes que je préfère, mais de très peu car chacun de ses romans est exceptionnel.
Plus de détails
Attention, cette partie contient des éléments qui dévoilent l’intrigue. Ne lisez pas si vous ne voulez pas gâcher le plaisir de la découverte.
J’ai conscience que cette chronique est déjà bien longue. Il y aurait encore beaucoup à dire, mais je vais essayer de me restreindre et d’aller à l’essentiel.
Je voudrais parler plus en détail de la ruse de Fénice, qui constitue le point d’orgue du roman. L’idée de se faire passer pour morte afin de fuir avec son amant est aussi géniale qu’effrayante. Elle est, pour cela, assistée de sa fidèle nourrice Thessala. Celle-ci est non seulement une magicienne hors pair, mais aussi un excellent médecin. Elle parvient, grâce à un autre de ses philtres, à plonger Fénice dans un état faussement léthargique. Seuls trois médecins flairent la supercherie. Ils commencent à torturer Fénice pour la forcer à se réveiller, mais celle-ci résiste. Les dames de la cour, qui assistaient secrètement à la scène, se mettent alors en colère et jettent les médecins par une fenêtre.
Le comportement des trois médecins peut sembler extrême, mais il trouve, encore une fois, ses racines dans l’Antiquité : ils se souviennent d’un conte sur l’une des femmes de Salomon, qui avait simulé la mort pour rejoindre un amant. Ce conte, à l’instar de certains fabliaux médiévaux, met en garde les hommes contre la duplicité des femmes, capables d’élaborer les stratagèmes les plus sournois pour tromper leur mari. Le fait que la victime du conte soit le sage roi Salomon n’est pas anodin : il s’agissait de montrer que même le plus sage des hommes peut se faire piéger par les ruses des femmes.
Les médecins voient donc en Fénice le souvenir de la femme de Salomon, symbole de la perfidie féminine. Leur extrême cruauté pourrait donc s’expliquer par une volonté de punir la femme pécheresse, en la meurtrissant jusque dans son tombeau. Pour quelle autre raison des médecins tortureraient-ils à mort une jeune fille pour prouver qu’elle est en vie ?
Puis les autres dames interviennent et défenestrent les bourreaux, et Fénice, tel le phœnix dont elle tire son nom, renaît et guérit, grâce à un onguent de Thessala. Est-ce un hasard si la « résurrection » de Fénice est due à des femmes ? Les médecins semblent effectivement incarner la tradition misogyne dans sa forme absolue : et si Fénice était réellement morte ?
Nouvelle chronique cette semaine, les amis. Et cette fois, on va s’attaquer à un gros morceau de la littérature médiévale : les romans de Chrétien de Troyes. Alors certes, je pense que tout le monde a déjà entendu parler du Chevalier de la charrette et du Conte du Graal, mais il se trouve que j’affectionne beaucoup cet auteur, et que j’avais tout de même envie d’en parler. De plus, j’ai la nette impression que ses deux premiers romans, Erec et Enide et Cligès, sont souvent laissés de côté. Il faut dire que tout le monde connaît (au moins de nom) Lancelot, Yvain et Perceval. Mais Erec et Cligès ?
Et pourtant, ces deux romans n’en sont pas moins intéressants, peut-être justement car ils n’ont pas beaucoup marqué l’univers arthurien. Si Erec et Enide a parfois été repris dans des textes en moyen allemand, Cligès, lui, n’a été que très peu mentionné ultérieurement.
Mais revenons-en à Chrétien de Troyes. Que sait-on à propos de lui ? Pas grand-chose, en fait, si ce n’est qu’il serait né autour de 1130, qu’il était probablement clerc et qu’il a écrit pour plusieurs mécènes, dont Marie de Champagne et Philippe d’Alsace. Si on en croit le prologue de Cligès, Chrétien aurait aussi écrit sa propre version du mythe de Tristan et Iseut, Del roi Marc et d’Yseult la blonde (notez que Tristan est curieusement absent du titre), ainsi que plusieurs autres œuvres perdues. Erec et Enide, écrit dans les années 1160, serait son tout premier roman, si on se fie à son prologue dans lequel il se présente brièvement.
Erec et Enide : mais de quoi ça parle ?
Un jour de Pâques, le roi Arthur rassemble sa cour et annonce vouloir restaurer la coutume de la chasse du cerf blanc : quiconque tue un cerf blanc pourra embrasser la plus belle demoiselle ou dame de la cour. Erec, fils du roi Lac, est chargé d’escorter la reine Guenièvre dans les bois, et tous deux découvrent un étrange trio : un chevalier, une demoiselle et un nain. Mais la rencontre se passe mal et le trio prend la fuite. Erec, souhaitant régler ses comptes avec le chevalier, laisse la reine et part à leur poursuite. En chemin, il est hébergé par un vavasseur (seigneur de petite noblesse souvent modeste) complètement ruiné, et y fait la connaissance de sa fille, la belle Enide. Erec en tombe instantanément amoureux et souhaite la prendre pour épouse, ce à quoi le vavasseur consent. Erec poursuit donc sa route avec Enide, et parvient à retrouver le trio des bois, au concours de l’épervier : le chevalier accompagné de la plus belle des demoiselles remporte l’épervier. Erec affronte le chevalier des bois, Yder, et remporte le duel.
Pendant ce temps, à la cour d’Arthur, tout le monde attend le retour d’Erec pour la coutume du baiser. C’est Arthur qui a tué le cerf blanc, mais les chevaliers ne réussissent pas à élire la plus belle femme, car chacun soutient que son amie est la plus belle du royaume. Erec arrive avec Enide, et, dès lors, tout le monde se met d’accord : c’est elle qui doit recevoir le baiser d’Arthur.
Quelques jours plus tard, on célèbre le mariage d’Erec et Enide en grande pompe. Mais après la lune de miel, la cour déchante bien vite : trop épris de sa femme, Erec ne combat plus et ne quitte que rarement le lit conjugal. Les médisances parviennent jusqu’aux oreilles d’Enide, et celle-ci, attristée, se lamente à voix haute sur le déshonneur de son mari. Erec se réveille après le monologue de sa femme, et décide de partir à l’aventure pour laver son honneur. Il ordonne à Enide de l’accompagner, mais à une condition : qu’elle ne parle plus sans sa permission. Enide accepte, la mort dans l’âme, mais rompt sa promesse plusieurs fois lorsque Erec se trouve en danger. Erec et Enide auront besoin de beaucoup d’amour et de confiance pour surmonter les épreuves qui les attendent…
Critique
Pour être honnête, je n’avais pas beaucoup apprécié ce roman lors de ma première lecture. Un problème de taille se posait : je trouvais tout bonnement les protagonistes insupportables. Erec m’avait tout l’air d’un tyran domestique, et Enide, d’une victime qui larmoyait sans cesse. Le roman portait, à mon sens, des valeurs totalement surannées (soumission de la femme à son mari, qui frise parfois la maltraitance). Moi qui avais lu et apprécié d’autres œuvres de Chrétien de Troyes, je ne retrouvais pas du tout sa patte dans ce roman à l’héroïne injustement maltraitée.
Après une seconde lecture et beaucoup de recherches pour mon premier mémoire, je m’étais rendu compte que j’étais totalement passée à côté de l’œuvre. Contrairement à ce que je pensais, le roman est en réalité un plaidoyer en faveur du mariage d’amour. Seulement, tout est dit et montré de manière subtile. L’un des passages les plus probants est peut-être celui-ci : alors qu’Erec se trouve gravement blessé, un comte, qui y voit une occasion en or de s’emparer d’Enide, demande à celle-ci si Erec est son mari ou son ami. Enide répond alors : « L’un et l’autre ». Si ce très bref dialogue semble anodin, il révèle en fait une chose d’une importance capitale : la doxa du XIIe siècle jugeait le mariage incompatible avec l’amour. La question même du comte suppose qu’il était inconcevable pour la société que des époux s’aiment comme des amants. C’est donc un nouveau rapport au mariage et à l’amour que propose Chrétien dans Erec et Enide. Sans rentrer dans les détails, c’est précisément en ce siècle que le consentement mutuel du couple a été rendu indispensable pour la validation du mariage, grâce aux réformes grégoriennes. Cela ne signifiait pas pour autant que tout le monde se mariait par amour, loin s’en faut. Dans la pratique, les mariages restaient des unions d’intérêt, arrangées par les familles.
Erec et Enide, avant d’être un roman de chevalerie, est donc un roman de couple. L’intrigue débute réellement après le mariage : Erec et Enide sont confrontés à une crise dans leur couple, suite aux paroles d’Enide sur la recreantise d’Erec (c’est-à-dire le fait qu’il abandonne les armes). Les deux époux enchaînent alors des péripéties destinées à résoudre cette crise. Alors que le mariage constitue souvent un dénouement heureux dans la fiction, c’est ici l’inverse : le mariage est la première étape d’un parcours semé d’embûches (vision bien plus réaliste de la chose). De ce fait, Erec et Enide doivent chacun s’améliorer pour résoudre la crise : Erec doit reprendre les armes et prouver à nouveau sa valeur, et Enide doit apprendre à utiliser la parole à bon escient. En effet, dans les romans arthuriens, les demoiselles et les dames sont très souvent des personnages adjuvants et informateurs, avec un savoir presque omniscient et une intuition infaillible. La parole est donc une sorte de pouvoir chez les femmes. Bien utilisée, la parole féminine enseigne, informe et élève les chevaliers. Mal utilisée, cette même parole humilie et trompe. Je précise toutefois que Chrétien de Troyes n’a rien inventé à ce sujet, puisque les femmes étaient déjà associées à la parole et à la voix dans les textes antiques. On trouve, parmi les exemples les plus connus, le chant des sirènes, les prophéties des Sibylles, de la Pythie et autres devineresses, ainsi que certains textes d’Aristote. Rappelons que c’est le monologue d’Enide qui fait office d’élément perturbateur (plus de détails au sujet de la parole d’Enide plus bas).
En bref : même si Erec et Enide n’est pas le roman le plus connu de Chrétien de Troyes, ni du cycle arthurien, d’ailleurs, je recommande vivement cette lecture. Si vous avez déjà lu d’autres œuvres de Chrétien et que vous les avez appréciées, vous aimerez probablement aussi celle-ci. Si vous n’avez jamais lu Chrétien de Troyes, son premier roman est parfait pour se lancer. Amateurs de combats épiques, n’ayez pas peur : Erec et Enide est certes un roman de couple, mais cela ne signifie pas que l’action est délaissée pour autant. Promis, question bravoure, Erec n’a rien à envier à un Lancelot ou un Gauvain.
Plus de détails
Attention, cette partie contient des éléments qui dévoilent l’intrigue. Ne lisez pas si vous ne voulez pas gâcher le plaisir de la découverte.
J’ai déjà beaucoup mentionné la question de la parole d’Enide, mais il y a quelques points très intéressants que je voulais analyser plus en profondeur. Vous avez remarqué que ce sont les mots d’Enide qui ont provoqué la crise du couple. Mais ce n’est pas tout : ce sont aussi ses mots qui la résolvent, et d’une manière similaire. Pour faire court, Erec est déclaré mort suite à des blessures mortelles. Un comte qui passait par là en profite pour épouser Enide de force, et use de violence pour qu’elle mange au banquet. Mais la dame ne se laisse pas faire et laisse éclater sa rage dans un long monologue, qui réveille aussitôt Erec d’entre les morts. Erec règle son compte au comte (héhé), et repart avec Enide. Les mariés sont enfin réconciliés.
Cette péripétie est l’une des plus importantes du roman. Déjà, parce qu’elle révèle la force de caractère d’Enide, présentée jusque-là comme une femme timorée et craintive. Enide commence à s’affirmer, et à montrer plus de caractère par la suite, notamment pour protéger son mari. Ensuite, si vous doutiez encore du pouvoir de la parole féminine, vous en avez ici une belle preuve : cliniquement décédé ou plongé dans un profond coma, Erec se réveille grâce à la voix de sa femme. Rappelons que lors du premier monologue d’Enide, celui qui a causé la crise du couple, Erec s’était aussi subitement réveillé. Si ce n’est pas un super-pouvoir, ça…
Notons toutefois que si Erec, au début de la crise, lui interdit de parler sans son accord, Enide transgresse plusieurs fois son ordre. Ces violations ont toutes eu pour objectif de prévenir Erec d’un danger. Enide interagit ensuite deux fois avec des comtes : elle fait semblant de séduire le premier pour sauver Erec du meurtre, et se défend farouchement contre les coups du deuxième. Ce sont donc finalement ses violations qui permettent de sauver le couple à plusieurs reprises : en désobéissant plusieurs fois à Erec, Enide le protège et prouve qu’elle tient réellement à lui, ce qui résout finalement la crise qu’elle avait elle-même provoquée. Enide a appris à user efficacement de la parole : elle sait se taire quand il faut, mentir si nécessaire, et s’exprimer quand elle le doit. Elle est prête pour son statut de future reine.
De son côté, Erec comprend que sa femme ne cherche ni à le blesser, ni à lui manquer de respect par ses transgressions. La dernière péripétie, souvent nommée « épisode de la Joie de la Cour » dans les critiques, marque l’ultime triomphe d’Erec, et la fin du roman. Un roi nommé Evrain informe Erec d’une terrible épreuve dont nul n’est jamais revenu : pénétrer dans un verger et vaincre Mabonagrain, un chevalier très coriace protégeant une demoiselle. Une fois le chevalier défait, le vainqueur doit sonner du cor, ce qui permettra de ramener la joie à la cour. Sans surprise, Erec remporte le combat face à Mabonagrain (ou Maboagrain selon les textes), et ramène la joie à la cour d’Evrain.
Cet épisode marque l’apothéose du récit : pourquoi ? Après le combat, alors que toute la cour entre dans le verger en liesse, Mabonagrain raconte sa triste aventure : la demoiselle qu’il garde dans ce verger est son amie, mais aussi sa geôlière. Un jour, la jeune fille le pria, s’il l’aimait réellement, de lui faire une promesse. Mabonagrain, en homme amoureux, consentit immédiatement. Elle lui demanda alors de toujours demeurer avec elle dans ce verger, ce à quoi Mabonagrain, piégé, dut se résoudre à accepter. Dès lors, il devait tuer quiconque entrait dans ce verger, tout en espérant secrètement être délivré un jour. La jeune fille est donc la seule ne pas se réjouir de la victoire d’Erec. Enide parle plus en détail avec elle pour comprendre ses motivations : la jeune fille, qui s’avère être une cousine d’Enide, avait peur que son amant s’éprenne d’une autre femme, ce qui l’a conduit à l’isoler socialement. Enide la console en lui racontant toute son aventure depuis son mariage.
Il faut donc comprendre que le couple de Mabonagrain et la cousine d’Enide est l’antithèse du couple Erec/Enide. Mabonagrain subit l’isolement amoureux à cause de son amie, Erec a été forcé de le quitter à cause d’Enide. Enide a refusé d’être la cause du déshonneur de son mari, sa cousine a coupé Mabonagrain du monde chevaleresque sans remords. La relation entre la jeune fille et Mabonagrain est dysfonctionnelle, en ce qu’elle repose sur un attachement anxieux et la perte de l’être aimé. On reconnaît chez la cousine d’Enide la possessivité et la jalousie de la fée des lais, et nul doute que Chrétien s’en est inspiré pour ce personnage. Mabonagrain, lui, est décrit comme un chevalier de grande taille, et le couple gardien géant/fée est un motif récurrent dans les légendes médiévales.
Ce n’est pas un hasard si l’épisode de la Joie de la Cour est le dernier : en partant à l’aventure et en surmontant diverses épreuves, Erec et Enide ont pu éviter la reproduction de ce schéma toxique, et construire un couple solide, basé sur l’amour et la confiance mutuelle. Un mariage réussi, en perspective.
/
Le GIF utilisé dans cet article provient de Imgur.
Au programme aujourd’hui : une compilation de lais féeriques du XIIe et XIIIe siècles, traduits et présentés par Alexandre Micha. Vous avez sûrement déjà entendu parler des lais de Marie de France. Peut-être même avez-vous étudié le lai du chèvrefeuille au collège.
Si vous ne savez pas ce que c’est ou que vous avez oublié, pas de problème, on va reprendre les bases.
Qu’est-ce qu’un lai, alors ? Pour faire simple, c’est un court poème narratif mis en musique, souvent joué à la harpe ou d’autres instruments à cordes. Autrement dit, un lai est d’abord destiné à être chanté et écouté, tout comme une pièce de théâtre est avant tout destinée à être jouée et regardée. On pourrait donc comparer le lai à un conte en vers, accompagné d’un instrument. Eh oui, n’oublions pas que le taux d’alphabétisation était très faible au Moyen Âge, même parmi les nobles. La tradition orale était donc essentielle pour que les légendes se transmettent de génération en génération.
Que raconte-on dans un lai ? Eh bien, les lais transmettent surtout des légendes bretonnes et celtiques, teintées d’un merveilleux non-chrétien. C’est ce qu’on appelle la « matière de Bretagne », très répandue dans la littérature du XIIe et XIIIe siècles. Le cycle arthurien et le cycle tristanien sont, par exemples, deux composantes majeures de la matière de Bretagne. Par Bretagne, il faut entendre : Armorique (c’est-à-dire, grosso modo, la France de l’Ouest : l’actuelle Bretagne, la Normandie et les Pays de la Loire) et Grande-Bretagne. Certains lais peuvent aussi avoir un lien étroit avec l’Irlande.
Maintenant que les bases sont posées, nous allons pouvoir entrer dans le vif du sujet. Les lais bretons ont eu un certain succès au XIIe siècle, et ont largement contribué à la diffusion de la matière de Bretagne en France. Les plus célèbres sont ceux de Marie de France. (J’aurais d’ailleurs dû commencer par ceux-là, mais j’ai malheureusement perdu le livre. Ce sera donc pour plus tard).
Ceux dont je vais parler aujourd’hui sont tous anonymes, certains très inspirés des lais de Marie de France. Les lais étant brefs par nature, j’ai fait le choix de tous les résumer dans leur intégralité. Si vous souhaitez les lire et que vous ne voulez pas gâcher le plaisir de la découverte, je vous conseillerais de lire un ou deux résumés, histoire de jauger votre intérêt.
Les onze laisen bref
Lai de Graelent
Une reine tombe amoureuse d’un chevalier, Graelent. Ayant juré fidélité au roi, il la repousse. La reine, offensée, lui fait payer cet affront en conseillant le roi de ne plus lui donner d’argent. Graelent tombe dans la pauvreté, et, honteux, quitte la cour. Alors qu’il traverse une forêt, il remarque une belle jeune fille qui se baigne dans une rivière. Il vole ses vêtements afin de la forcer à sortir de l’eau, ce qu’elle finit par faire. Il la prie d’amour et lui ravit son pucelage. La jeune fille accepte de devenir son amie, à condition qu’il ne parle jamais d’elle à qui que ce soit. Elle lui offre alors des somptueux présents, ce qui améliore considérablement la condition de Graelent, et se voient secrètement dans la forêt. Graelent revient à la cour, qu’il avait quittée à cause de la reine. Tous les ans, à la Pentecôte, le roi fait défiler la reine sans manteau, dans le but de montrer à tous qu’elle est la plus belle. Tout le monde s’émerveille, sauf Graelent qui se moque de la reine. Le roi s’en aperçoit et lui demande des explications. Graelent affirme alors que son amie à lui est bien supérieure à la reine, et ce, en tout point. Il refuse néanmoins de la faire venir à la cour pour prouver ses dires, ce qui met le roi et la reine dans une grande colère. Le roi lui impose de faire venir son amie dans un délai imparti, autrement il sera condamné à mort pour avoir offensé la reine. Désespéré, Graelent sait qu’il a rompu sa promesse et qu’il a perdu son amie. Elle demeure introuvable malgré ses recherches. Elle apparaît finalement avec ses suivantes au procès de Graelent, et tous s’accordent à dire que même les suivantes sont plus belles que la reine. Sauvé, Graelent poursuit son amie et la supplie de lui pardonner, mais elle refuse. Elle entre dans la rivière de la forêt pour rentrer chez elle, mais Graelent plonge avec elle et manque de se noyer. Les suivantes supplient alors la demoiselle de lui pardonner et de le prendre en pitié. Elle finit par accepter et l’emmène avec elle au fond de l’eau.
Lai de Guingamor
Guingamor est le neveu d’un roi. Un jour, la reine le prie d’amour, mais il refuse. Craignant qu’il parle de sa conduite au roi, elle cherche alors un moyen pour se débarrasser de lui. Elle parle alors devant toute la cour d’une quête impossible à accomplir, et soutient qu’aucun chevalier ici présent n’en reviendrait vivant : la chasse d’un sanglier blanc. Guingamor comprend que la reine cherche à le provoquer, et décide de partir à l’aventure. La reine, de son côté, souhaite ardemment qu’il périsse. Alors qu’il chasse le sanglier blanc dans les bois, il voit un magnifique palais, complètement désert. De nouveau dehors, il se remet en quête du sanglier blanc, et trouve une source, dans laquelle se baigne une très belle jeune fille. Elle devient son amie, et l’emmène chez elle, dans le palais que Guingamor a visité auparavant. Il est mystérieusement devenu habité et festif. Là, la jeune fille remet à Guingamor la tête du sanglier blanc, puisque c’est l’objet de sa quête. Guingamor, heureux, décide de retourner à la cour du roi pour prouver à tous sa réussite, mais la jeune fille lui tient un discours étrange : il croit être resté chez elle deux jours, mais il s’est en réalité écoulé 300 ans ! Guingamor peine à y croire. La jeune fille veut bien le laisser repartir, à condition qu’il ne mange ni ne boive. De retour dans son pays, Guingamor ne reconnaît plus rien. Il croise un charbonnier, qui lui confirme les dires de la demoiselle : le château est en ruine, et tous ses habitants sont morts depuis 300 ans. Guingamor, désespéré, lui donne la tête du sanglier, et lui explique son malheur. Sur le chemin du retour, il voit un pommier, et, tenté, il oublie sa promesse et mange trois pommes. Il se transforme aussitôt en vieillard mourant. Des jeunes filles apparaissent et le sermonnent, avant de l’emporter avec lui. Le charbonnier, qui avait assisté à toute la scène, rentre dans son village avec la tête du sanglier et raconte cette histoire à tout le monde.
Lai de Désiré
Un vavasseur et sa femme, malgré tous leurs efforts, ne parviennent pas à avoir d’enfant. Ils partent en pèlerinage prier Saint Gilles, et à leur retour, la femme tombe enceinte. Quelques mois plus tard, elle accouche d’un garçon, Désiré. Les années passent et Désiré devient un beau chevalier. Un jour, il va dans la Blanche Lande rendre visite à un ermite qu’il connaît bien et, dans une forêt, il rencontre deux demoiselles. La plus belle devient son amie, lui donne un anneau d’or et lui demande de ne jamais le retirer, sinon il la perdrait pour toujours. Ils se voient de temps en temps, et finissent par avoir deux enfants, chose que Désiré ignore. Un jour, alors que le roi qu’il sert lui demande de partir en guerre, Désiré va se confesser chez l’ermite, car il redoute de mourir en pécheur, et lui parle de son amie. Une fois sorti de chez l’ermite, il se rend compte que son anneau d’or n’est plus à son doigt. Désiré a beau l’appeler et la chercher, son amie ne se montre pas. Effondré, il croit l’avoir perdue pour toujours, et tombe gravement malade. Elle lui apparaît finalement et lui explique sa faute : elle a vécu la confession de Désiré comme une trahison, et n’a pas apprécié qu’il considère leur liaison comme un péché à absoudre. Désiré lui demande pardon, et elle accepte de lui donner une seconde chance. Puisque Désiré semble douter de sa chrétienté, elle lui apparaîtra tous les jours à l’église, lors de la messe. Un jour, alors que Désiré chasse avec le roi, il rencontre un jeune homme, qui se présente à lui comme son fils. Le jeune homme, sur les ordres de sa mère, est venu lui rendre l’anneau d’or. Quelques jours plus tard, le fils part précipitamment vers la forêt pour rentrer chez sa mère. Accablé, Désiré le suit, mais ne le trouve pas. Quelques jours plus tard, l’amie de Désiré se rend à la cour du roi avec les deux enfants. Elle demande au roi de lui donner Désiré en mariage, afin qu’ils puissent enfin vivre leur amour. En échange, elle laisse à la cour ses deux beaux enfants. Le roi accepte, et Désiré et sa femme vont vivre dans la forêt, d’où ils ne reviendront plus jamais. Leur fils deviendra un chevalier vaillant et leur fille, l’épouse du roi.
Lai de Tydorel
Un jour, un roi part à la chasse, pendant que la reine l’attend à l’écart avec ses suivantes. Elle croise un beau chevalier qui veut faire d’elle son amie. Subjuguée, la reine accepte, à condition de savoir qui il est et d’où il vient. Le chevalier l’emmène près d’un lac, et lui explique qu’il doit le traverser pour venir en ce pays. Il lui dit aussi qu’elle aura de lui un fils nommé Tydorel, qui sera un chevalier accompli en tout point, mais qui ne dormira jamais. Plusieurs mois plus tard, la reine accouche d’un garçon, nommé, comme prédit, Tydorel. La reine et le chevalier continuent de se voir occasionnellement, mais se font un jour surprendre. Dès lors, l’amant ne se montre plus jamais, et celui qui les a surpris meurt mystérieusement. Un jour, le roi décède, et Tydorel lui succède. Incapable de dormir, il exige qu’une personne vienne chaque nuit le divertir. Un soir, c’est un jeune forgeron qui est chargé de l’amuser. Sur les conseils de sa vieille mère, le forgeron dit à Tydorel que celui qui ne dort jamais ne peut être mortel. Intrigué, Tydorel part réveiller sa mère et lui ordonne de révéler la vérité sur son véritable père. La reine lui avoue tout en pleurant. Désemparé, Tydorel chevauche jusqu’au lac de la forêt et y plonge. Personne ne sait ce qu’il est devenu depuis.
Lai de Tyolet
Tyolet vit seul avec sa mère dans une forêt. Il a reçu d’une fée le don de siffler de façon à attirer facilement les bêtes à lui, don qui fait de lui un chasseur exceptionnel. Un jour, alors qu’il chassait, il poursuit un cerf, qui se transforme en beau chevalier. Tyolet n’ayant jamais vu de chevalier, il pose diverses questions à son interlocuteur, qui lui explique ce qu’est un chevalier, à quoi sert son équipement, et comment en devenir un. De retour chez lui, Tyolet demande à sa mère de lui apporter un équipement de chevalier, ce qu’elle fait à contrecœur. Elle lui donne quelques conseils et lui indique comment se rendre à la cour du roi Arthur, le meilleur des rois. Une fois à la cour, Arthur l’adoube. Une superbe princesse arrive alors, et promet sa main à celui qui lui apportera le pied du cerf blanc gardé par six lions. Tyolet, comme beaucoup d’autres, tente la quête, et la réussit. Malheureusement, il se blesse gravement pendant le combat, et demande donc à un autre chevalier d’apporter le pied à la cour en son nom. Le chevalier en profite pour lui donner un coup mortel, et repart en le laissant pour mort. A la cour d’Arthur, il prétend être celui qui a réussi la quête, et demande la main de la jeune fille. Arthur donne un délai de 8 jours, pendant lequel Gauvain part à la recherche de Tyolet. Il le trouve agonisant, et entend la vérité de sa bouche. Gauvain séduit une demoiselle qui passait par là, et l’enjoint de conduire Tyolet à un médecin. Les huit jours passent, Arthur est donc sur le point de marier la jeune fille et l’imposteur. Gauvain interrompt la cérémonie et révèle toute la vérité derrière l’affaire. Tyolet, remis sur pieds, entre à son tour dans la salle, et réclame la demoiselle. Arthur les marie, et Tyolet devient roi.
Lai de l’Aubépine
Deux enfants d’un couple royal sont élevés en tant que frère et soeur. Le garçon est le fils du roi et d’une concubine, la fille est l’enfant de la reine et d’un mari précédent. Ils tombent amoureux l’un de l’autre à l’adolescence, mais la reine les surprend un jour dans le même lit. Elle bat sa fille et parle de l’affaire au roi, causant ainsi la séparation des deux amants. Plus tard, le garçon devient chevalier, et entend parler, lors d’une veillée, du gué de l’Aubépine, où se produisent diverses aventures merveilleuses. Intrigué, il décide d’y aller. De son côté, la fille entend parler de l’entreprise de son ami, et, apeurée, va prier pour lui dans un verger, où elle finit par s’endormir. Dans son sommeil, elle est miraculeusement transportée au gué de l’Aubépine, où elle retrouve son ami. Celui-ci y affronte plusieurs adversaires, et repart avec un destrier merveilleux : il est très rapide, et n’a nul besoin d’être nourri. Mais si jamais on lui enlève sa bride, il disparaîtra. Au sortir du gué, le garçon et la fille se marient. Un jour, la fille devenue dame demande à son mari de lui expliquer les propriétés merveilleuses de son cheval. Elle enlève aussitôt la bride, et le cheval disparaît pour toujours.
Lai de Mélion
Un chevalier de la Table Ronde, Mélion, déclare un jour qu’il ne donnera son amour qu’à une demoiselle qui n’a jamais aimé avant lui, et qui n’a même jamais prononcé le nom d’un autre homme. Tout le monde le tient pour fou, et les femmes le méprisent pour ces paroles insensées. Déprimé, Mélion ne veut plus porter les armes, ce qui attriste le roi Arthur. Il lui offre alors un fief et un de ses châteaux pour le consoler. Mélion s’y rend et s’y plaît bien, à tel point qu’il ne veut plus rentrer. Un jour, lors d’une chasse au cerf, une magnifique jeune fille se présente à lui : elle est la fille du roi d’Irlande, et correspond parfaitement à son idéal. Sans plus tarder, Mélion l’épouse, et le couple a deux beaux fils. Un jour, Mélion part chasser le cerf avec sa femme et un écuyer. La femme supplie Mélion de lui rapporter un cerf, car elle veut absolument en manger. Mélion lui montre alors l’anneau à son doigt, incrusté de deux pierres magiques. Il lui explique que s’il se déshabille et qu’on lui touche la tête avec l’une des pierres, il se changera en loup et pourra alors attraper le cerf qui lui a échappé. Il se déshabille, demande à sa femme de garder ses vêtements, et, transformé en loup, part à la chasse. Mais la femme l’abandonne et repart en Irlande avec l’écuyer. Mélion se rend alors compte de la trahison de sa femme, et cherche à rentrer lui aussi en Irlande. Il parvient à se cacher dans un bateau qui part pour Dublin. Une fois arrivé en Irlande, Mélion se lie d’amitié avec une meute de loups. Un jour, le roi d’Irlande entend parler d’une meute de loups qui fait des ravages, et intervient personnellement pour les capturer et les mettre à mort. Seul Mélion, qui conserve son agilité de chevalier, parvient à s’échapper. Alors qu’il pleure la mort de ses compagnons, il voit au loin un bateau de roi Arthur, qui vient avec sa cour rendre visite au roi d’Irlande. Mélion décide de tenter le tout pour le tout, et tente de l’approcher. Arthur se rend compte bien vite que le loup n’est pas dangereux et qu’il est apprivoisé. Il en fait donc son loup de compagnie et refuse qu’on lui fasse du mal. Lors d’un banquet, Mélion reconnaît l’écuyer qui était avec sa femme le jour où elle l’a abandonné, et, furieux, se met à l’attaquer. Celui-ci comprend que le loup n’est autre que Mélion et, honteux, raconte à tous ce qui s’est passé. Le roi d’Irlande se rend alors dans les appartements de sa fille, et lui demande de lui céder l’anneau magique. Mélion reprend forme humaine et désire changer sa femme en louve pour se venger, mais Arthur l’en empêche, lui rappelant qu’ils ont des enfants. Mélion repart alors avec Arthur, et laisse sa femme en Irlande.
Lai de Doon
Une jeune fille orgueilleuse, contre l’avis de ses barons, refuse de se marier, sauf à une condition : son futur époux devra être capable de faire le trajet Edimbourg-Southampton en une journée. Beaucoup essayent, mais tous meurent d’épuisement. Doon entend des rumeurs à ce sujet et réussit l’épreuve, car il possède le destrier le plus rapide de toute la Grande-Bretagne. La jeune fille lui demande alors de refaire le trajet en sens inverse dans les mêmes conditions, mais cette fois-ci, il devra être plus rapide que son cygne. Doon triomphe une seconde fois. Vaincue, la jeune fille accepte de l’épouser. Mais 4 jours après le mariage, Doon décide de punir son orgueil en partant. Il lui prédit l’accouchement d’un fils, et lui demande de lui remettre son anneau une fois qu’il sera adulte. Plusieurs années plus tard, le fils, fait chevalier, part au Mont Saint-Michel éprouver sa bravoure. Il affronte lors d’un tournoi un très puissant chevalier, qui n’est autre que Doon. Celui-ci voit l’anneau et comprend qu’il est son fils. Il accepte de rentrer avec son fils, et se réconcilie avec sa femme.
Lai du Trot
Un chevalier de la Table Ronde, Lorois, va dans la forêt de Morois pour écouter le chant du rossignol. Il voit alors 80 dames sortir de la forêt, toutes plus belles les unes que les autres. Elles chevauchent des beaux palefrois blancs allant à l’amble, et chacune est accompagnée de son ami. Un peu plus tard, il voit 80 autres dames sortir de la forêt, mais celles-ci sont seules et portent des vêtements déchirés. Elles vont au trot sur des chevaux noirs et boiteux. Lorois, surpris de tout ce qu’il a vu, décide de parler à l’une des dames qui vont au trot. Celle-ci lui explique qu’elle n’a jamais daigné aimer, et qu’elle en est maintenant punie : le trot est le lot de toutes celles qui ne servent pas Amour. Lorois comprend la leçon et, une fois rentré au château, conseille aux femmes de préférer l’amble au trot.
Lai du libertin
Lors de la Saint-Pantaléon, les Bretons se réunissent pour organiser un concours : celui ou celle qui racontera la plus merveilleuse des histoires verra son aventure composée en lai. Alors que les histoires d’exploits chevaleresques et d’aventures merveilleuses se succèdent, une dame fait remarquer qu’une seule et unique chose est à l’origine des exploits et des aventures : le con (oui, vous avez bien lu). Elle soutient qu’il conviendrait donc de rendre hommage au con des dames, puisque c’est pour lui que toute bonne action se fait. Toutes les personnes présentes approuvent, et c’est ainsi qu’est né le lai du libertin, apprécié des clercs et des chevaliers. Le narrateur précise toutefois qu’il ne s’agit pas de son vrai nom, mais qu’il tient à respecter la bienséance…
Lai de Nabaret
Nabaret, preux chevalier, a pour épouse une femme frivole et superficielle, qui ne semble s’intéresser qu’à sa toilette. Ce comportement l’agace au plus haut point, car il pense que sa femme cherche à aguicher autrui. Après lui en avoir parlé en vain, Nabaret se tourne vers ses beaux-parents et leur demande d’intervenir. La femme, sermonnée par ses parents, réplique aussitôt que si elle renonce à sa toilette, son mari devra se laisser pousser la barbe et se tresser les moustaches. Les parents éclatent de rire et, trouvant la répartie de leur fille excellente, racontent l’histoire un peu partout dans le but de se moquer de Nabaret.
Critique
Dans l’ensemble, j’aime beaucoup ces lais, même si certains semblent hors sujet (les deux derniers, surtout). On y retrouve beaucoup d’éléments du merveilleux celtique, à commencer par les rencontres avec des êtres surnaturels, jeunes filles à la beauté irréelle et beaux chevaliers doués de métamorphose. Ces rencontres, souvent amoureuses, se font la plupart du temps dans des endroits naturels et isolés (forêts, points d’eau, gués…), lors de certains évènements (chasse, désarroi d’une personne esseulée…) et à certaines conditions horaires et météorologiques (brume, nuit, aube, crépuscule etc.).
La notion de droits d’auteur n’existant pas encore au Moyen Âge, certains lais s’inspirent fortement d’autres sources. C’est le cas par exemple du lai de Mélion, très semblable au Bisclavret de Marie de France : dans ces deux lais, un homme lycanthrope est trahi par sa femme (« bisclavret » est le nom breton du loup-garou). Graelent et Guingamor partagent eux aussi une trame similaire : un chevalier d’une grande beauté est sollicité par la reine, mais, fidèle au roi, il repousse ses avances. Lors d’une excursion dans une forêt (causée directement ou indirectement par l’attitude de la reine), le chevalier rencontre une jeune fille se baignant dans une source, et devient son amant. La jeune fille impose une condition que le chevalier ne respecte pas, ce qui cause sa perte. Le motif de la rencontre entre un humain et un être surnaturel et d’un pacte transgressé, que l’on retrouve aussi dans la célèbre légende de Mélusine, existait déjà dans l’Antiquité (mythe de Psyché, mythe d’Orphée…), et existe aussi dans d’autres cultures. Guingamor, par exemple, ressemble beaucoup au conte japonais Urashima Tarô. Le début de Tyolet est aussi presque identique au début du Conte du Graal, de Chrétien de Troyes.
Je souhaiterais maintenant me pencher un peu plus sur les trois derniers lais, que je classe à part. Si le lai du Trot présente encore quelques caractéristiques féeriques (rencontres merveilleuses dans une forêt), il est avant tout didactique. L’objectif du lai n’est pas de divertir, mais de faire passer une leçon : Amour est toujours vainqueur, et les demoiselles orgueilleuses qui le méprisent le paieront cher. L’amour est effectivement très valorisé au XIIe siècle, qu’il soit adultère ou légitime. On le retrouve dans la quasi-totalité des romans de chevalerie de ce siècle (si ce n’est la totalité). Nombreux sont les chevaliers qui doivent leur renommée et leur bravoure à l’amour. C’est d’ailleurs cet aspect des romans de chevalerie qui est moqué dans le lai du libertin. La figure de la dame courtoise y est démystifiée, réduite à sa seule partie intime, qui, selon la dame à l’origine du lai, est la seule chose qui intéresserait ces champions de l’amour. Critique de l’amour courtois, ou simple plaisanterie grivoise ? On n’en sait trop rien, à vrai dire, mais le lai de Nabaret, lui aussi teinté d’humour, tend plutôt à privilégier la seconde option.
Cela ne veut pas dire pour autant que le lai ne peut pas être instructif. Le lai du Trot est un lai didactique, et beaucoup de ces récits ont une morale plus ou moins implicite. Ces morales se trouvent bien souvent être les mêmes : les orgueilleux en amour sont punis (Mélion, Doon, lai du Trot), de même que ceux qui ne respectent pas leur serment (Graelent, Guingamor). En outre, certains de ces lais présentent la femme sous un mauvais jour, et plus particulièrement les reines de Graelent et Guingamor. Les connaisseurs de l’Ancien Testament reconnaîtront en ces deux personnages l’épouse du pharaon Putiphar.
Celle-ci, en l’absence de son mari, tente de séduire Joseph, mais, comme il repousse ses avances, elle le saisit par son manteau et s’en sert comme preuve pour l’accuser de tentative de viol. Le pharaon, furieux, le fait jeter en prison.
On peut même voir une référence à l’épisode du manteau dans Guingamor, mais à la différence de la femme de Putiphar qui s’en sert comme arme, la reine cherche à s’en débarrasser pour éviter tout soupçon sur elle. Autre figure féminine mauvaise : la femme de Mélion. Mais ne faut-il pas voir, dans la trahison de la femme, un châtiment contre l’orgueil de son mari ? Mélion semble effectivement être le pendant masculin de la jeune fille dans Doon. Tous deux refusent l’amour, à moins de trouver un(e) partenaire qui corresponde à leurs attentes si élevées qu’elles en deviennent absurdes. Doon réussit toutes les épreuves de la jeune fille orgueilleuse, mais l’abandonne après le mariage. Mélion trouve une femme n’ayant jamais prononcé le nom d’un autre homme, mais elle l’abandonne sous sa forme de loup. Les vertus de l’Amour, chantées dans les lais, semblent même parfois compromises : comment expliquer l’attitude mystérieuse de la dame à la fin du lai de l’Aubépine ? Alors qu’elle épouse son ami, elle cause intentionnellement la perte de son destrier merveilleux. Voulait-elle que son mari passe moins de temps à cavaler, et plus de temps avec elle ? On retrouverait là le motif de la prison amoureuse de la fée, non sans rapport avec notre thème.
Le motif de la fée jalouse et possessive est très fréquent dans la littérature médiévale… mais pas que.
Ce GIF provient de WiffleGif. Il ne peut pas être utilisé à des fins commerciales.
Et me voilà de retour pour ma deuxième critique sur Ségurant, la première reconstitution d’Emanuele Arioli. Oui, j’ai fait les choses dans le désordre, mais mes souvenirs d’Alexandre étant bien plus frais, j’ai commencé commencer par là. Et je ne pouvais pas parler de la deuxième reconstitution d’Emanuele Arioli sans parler de la première. (Pour lire la chronique sur Alexandre, c’est par ici).
Ségurant est plus ancien qu’Alexandre, puisque la « version cardinale » (c’est-à-dire la première version) date de la fin du XIIIe siècle. Pour rappel, la légende d’Alexandre l’Orphelin daterait, selon Arioli, du XIVe siècle.
Si la légende d’Alexandre était résumée dans Le Morte d’Arthur de Thomas Malory, cela n’a pas été le cas pour celle de Ségurant. N’étant pas resté dans le canon arthurien, Ségurant a peu à peu sombré dans l’oubli, jusqu’aux recherches d’Arioli qui ont permis l’édition de ce livre aux Belles Lettres.
Ségurant, le Chevalier au Dragon : mais de quoi ça parle ?
Résumé : Originaire de l’Île Non Sachante, Ségurant le Brun est adoubé par son grand-père après avoir tué tous les lions qui s’y trouvaient. En quête de gloire et d’aventures, Ségurant atteint le royaume de Logres, et, au cours d’un tournoi à Winchester, bat plusieurs chevaliers de la Table Ronde (Gauvain, Yvain, Tristan…). La fée Morgane et son amie, Sybille l’enchanteresse, voyant la force de Ségurant, décident de se débarrasser de lui. Elles invoquent alors Lucifer et lui font prendre la forme d’un dragon, puis le font apparaître au tournoi. Ségurant prend son courage à deux mains et décide de l’affronter. Mais le dragon illusoire s’enfuit, Ségurant à ses trousses…
Critique : version courte
Ségurant est sympathique, même si, comme dit précédemment, j’ai préféré Alexandre. Tout comme ce dernier, Ségurant est parsemé de belles enluminures, tirées des manuscrits d’origine.
exemple d’enluminure
Je pense qu’à l’instar d’Alexandre, Ségurant est parfait pour se lancer dans la littérature médiévale. Non seulement l’édition est de très bonne facture, mais le texte est aussi très accessible. Petit bémol déjà mentionné dans l’article sur Alexandre, qui risque peut-être de rebuter certains lecteurs : le style « place du marché ». Les nombreuses marques d’oralité comme « Que vous dire ? » en début de paragraphe ou encore « Le conte cesse maintenant de parler de… » à la fin de chaque chapitre. Si ces tournures ne me gênent pas outre mesure (peut-être par habitude), nul doute que ce style très éloigné de nos canons littéraires ne fera pas l’unanimité. Cela implique également de nombreuses redites : chaque dame ou demoiselle introduite est la plus belle du royaume (mais c’est un motif que l’on trouve dans presque tous les romans médiévaux), et Ségurant précipite chaque ennemi « dans un tel état qu’un médecin lui serait inutile » (variante : « d’une telle manière qu’il ne pourra jamais se relever »). Si vous êtes joueur/euse et que vous tenez bien l’alcool, vous pourriez presque en faire un jeu à boire.
Autre point que j’avais déjà abordé dans Alexandre : l’humour farcesque. Alors que le comique médiéval se retrouve essentiellement dans les farces et les fabliaux, il est, dans Ségurant et Alexandre, très présent. Ségurant a un appétit d’ogre, ce qui ne manque pas de faire rire aux éclats d’autres personnages qui le compare à un loup. En le voyant manger autant, certains personnages se demandent même si la mère de Ségurant n’aurait pas certains vices à confesser…
Finalement, Ségurant est un peu comme un héros de shônen.
Critique détaillée
(Attention, cette partie peut révéler des éléments de l’intrigue, ainsi que celle d’Alexandre)
On peut regretter que le dragon en question ne soit finalement qu’une illusion. On peut aussi regretter que l’apparition du dragon soit aussi tardive dans le récit, puisque, pendant la majeure partie du roman, je n’ai eu de cesse de me demander « mais où est ce #?%!^* de dragon ? » Si l’entrée en scène tardive du dragon-illusion peut être frustrante pour les lecteurs, elle est en fait logique. La poursuite du dragon n’est pas une péripétie parmi tant d’autres, elle n’est pas même la péripétie principale. Elle représente purement et simplement la fin de Ségurant en tant que personnage, destiné à tomber dans l’oubli (intradiégétique et, ironiquement, extradiégétique). La poursuite du dragon, c’est à la fois l’apothéose et l’élément de résolution du récit. Morgane a vaincu Ségurant, mais ni les lecteurs, ni lui-même ne le savent encore. Tout comme Alexandre, qui ne parviendra jamais à assouvir sa vengeance sur le roi Marc, Ségurant poursuit une illusion jusqu’à l’oubli. Seule une continuation du XVe siècle conduit à un dénouement heureux, dans lequel Ségurant tue le dragon et finit désensorcelé.
En vérité, on pourrait presque traiter Ségurant et Alexandre comme un diptyque, tant les deux récits présentent des similitudes bien spécifiques à eux : Ségurant et Alexandre sont voués à échouer dans leur quête respective, les magiciennes, et plus particulièrement Morgane et Sybille l’enchanteresse, sont des antagonistes principales, et les deux récits sont teintés d’un humour grotesque d’ordinaire absent des romans arthuriens. Ségurant et Alexandre sont pourtant bien différents, presque à l’opposé l’un de l’autre : le premier combat des lions sur une île, mange comme dix et préfère les amitiés viriles à la compagnie des dames (dans une continuation, il empêche même le jugement de Dinadan, coupable de viol sur une jeune paysanne). Le second est d’une grande beauté, plus courtois, et a beaucoup de succès auprès des femmes.
Bref, je vous recommande vivement ces deux romans si vous souhaitez approfondir votre culture littéraire, ou que vous souhaitez vous lancer dans la littérature médiévale.
Et voici donc ma première critique, qui portera sur la reconstitution de la légende d’Alexandre l’Orphelin par Emanuele Arioli, chercheur médiéviste surtout connu pour son autre reconstitution, Ségurant, le chevalier au Dragon, publié l’année dernière (que je possède également).
Tout comme Ségurant, Alexandre est un oublié de la Table Ronde, tous deux ressuscités par le fruit de dix années de recherche. Mais contrairement à Ségurant, qui est un parfait quidam, Alexandre est lié à deux personnages bien connus de la littérature médiévale (si si, je vous assure que vous les connaissez) : Tristan et le roi Marc. En effet, au XIIIe siècle, la légende de Tristan a été réécrite en prose, et incorporée dans celle d’Arthur. Depuis ce remake, comme on appellerait cela aujourd’hui, Tristan compte désormais parmi les chevaliers de la Table Ronde.
Petit rappel sur la légende tristanienne : l’histoire de Tristan est avant tout celle d’un triangle amoureux tragique. La belle Iseut doit épouser le roi Marc, qu’elle ne connaît que de nom. Sa mère (qui s’appelle aussi Iseut) prépare un philtre d’amour destiné aux mariés, mais sur le trajet, elle boit accidentellement le philtre avec Tristan, le neveu de Marc. De là naît une passion dévorante et destructrice entre Tristan et Iseut (qui est donc sa tante par alliance). Les amants maudits, conscients que leur amour superficiel risque de les faire périr, décident de s’éloigner l’un de l’autre. Tristan épouse une jeune fille (qui s’appelle aussi Iseut…), qui finira par découvrir l’existence de sa rivale, et, folle de jalousie, provoquera la mort des deux amants.
Mais revenons à Alexandre. Sa légende est résumée dans Le Morte d’Arthur, grande compilation du cycle arthurien écrit par sir Thomas Malory au XVe siècle. La légende d’Alexandre l’Orphelin aurait été écrite au XIVe siècle, puisque ce chevalier n’est mentionné nulle part dans les siècles précédents. A vrai dire, hormis quelques bribes trouvés dans certains manuscrits, ainsi que le résumé de Thomas Malory, il n’existait que peu de sources sur cet Orphelin.
Alexandre l’Orphelin : mais de quoi ça parle ?
Entrons maintenant dans le vif du sujet : de quoi parle donc cette légende retrouvée ? Un petit résumé (sans spoil majeur) s’impose :
Résumé: Le roi Marc tue son frère par traîtrise. La veuve de ce dernier, Angledis, s’enfuit avec leur fils Alexandre, et se réfugie dans un de ses domaines. A ses quinze ans, Alexandre apprend les circonstances de la mort de son père, et demande l’adoubement afin de le venger. Une fois fait chevalier, Alexandre multiplie les quêtes : il affronte plusieurs chevaliers de la Table Ronde, comme Palamède et Saphar, deux chevaliers sarrasins convertis au catholicisme, ou encore Mordred, le neveu (ou fils illégitime, selon les versions) d’Arthur. Il croisera aussi la route de la fée Morgane et de plusieurs de ses acolytes, et découvrira bien évidemment l’amour avec plusieurs demoiselles.
Critique : version courte
Il s’agit d’une critique sans spoil majeur, que vous pouvez donc lire si jamais la lecture du roman vous intéresse. A l’inverse, la version détaillée s’appuiera sur des épisodes bien précis, et sera donc susceptible de divulguer des éléments importants du récit. A vos risques et périls.
J’ai nettement préféré Alexandre à Ségurant (dont je ferai également la critique). On y retrouve l’esprit arthurien, et surtout les thématiques de l’amour, complètement absentes dans Ségurant. L’amour et les femmes ont en effet une place prépondérante dans Alexandre, puisque ces dernières mènent toute l’intrigue, particulièrement les magiciennes comme Morgane, bien connue des amateurs du cycle arthurien.
En outre, on y retrouve quelques éléments du comique médiéval, typiques des farces ou des fabliaux (plus de détails dans la version longue), et le style répétitif hérité de la tradition orale médiévale, comme des « Que dire ? », « Que vous dire de plus ? » dans presque chaque paragraphe. Ce style « oyez oyez, bonnes gens » rebuterait peut-être certains lecteurs contemporains, habitués à moins de redites, et surtout à un « quatrième mur ». Si cela peut surprendre au début, une fois qu’on s’y habitue, on n’y prête même plus attention. Les grands amateurs d’épopées antiques ne seront peut-être pas autant dépaysés, car le style épique est souvent aussi très répétitif, même si on a moins l’impression d’être sur la place du marché quand on lit l’Odyssée ou Gilgamesh. D’aucuns trouveront peut-être le texte un peu lourdingue à cause de cela, mais si on souhaite un peu de diversité dans ses lectures, on ne peut qu’apprécier ce changement.
N’oublions pas non plus la qualité de l’édition : comme Ségurant, Alexandre a été reconstitué en incluant les enluminures des manuscrits originaux. En outre, Emanuele Arioli a aussi inclus dans son édition les réécritures (débuts et fins alternatifs) et continuations (suites écrites par d’autres personnes), comme il l’avait fait pour Ségurant. Et cerise sur le gâteau, les lecteurs ne connaissant rien au vocabulaire médiéval ni à la légende arthurienne ne seront pas perdus, puisque la présente édition comporte également un glossaire (« lice » ou « haubert », par exemple), ainsi qu’une liste des personnages et lieux mentionnés dans le récit.
En résumé, malgré le choix délibéré du chercheur de garder dans sa reconstitution le style oral de l’ancien français, le livre reste tout de même très accessible à un novice. Ce n’est pas le récit arthurien le plus palpitant, mais si vous souhaitez vous lancer dans la littérature médiévale sans trop vous y connaître, Alexandre est parfait.
exemple d’enluminure
Critique détaillée
Je ne vais pas beaucoup m’étaler cette fois, étant donné que j’ai déjà presque tout dit dans la version courte. Je voudrais juste donner quelques précisions concernant les éléments comiques, et parfois grotesques, que l’on peut trouver dans Alexandre. En effet, Alexandre reprend plusieurs topoi des farces et des fabliaux, tels que les femmes en armure de chevalier, la nudité, ou encore les blagues sur le sexe. Ségurant mêlait déjà quelques éléments comiques au souffle arthurien, mais l’humour reposait surtout sur l’appétit d’ogre de Ségurant. Dans Alexandre, le comique repose surtout sur les femmes : le chapitre de la réunion des fées à Avalon est particulièrement grotesque, puisque la Dame d’Avalon propose une sorte de concours d’enchantements, tout en sachant déjà qu’elle est la plus puissante d’entre toutes. Les autres enchanteresses, comme Morgane et Sibylle, sont humiliées devant toute l’assemblée puisque la Dame d’Avalon défait facilement leurs sorts, avant de faire disparaître leurs vêtements. Celles-ci finissent donc entièrement nues, et ne peuvent plus cacher les marques de vieillesse qui trahissent leur âge. Suite à cela, la dame d’Avalon décide de révéler à toutes son sort le plus puissant : la capacité de créer des flammes avec son entrejambe. Oui, c’est grotesque, d’autant plus qu’elle précise que c’est Merlin qui lui a appris ce sortilège.
Pour ceux qui voient Merlin comme un gentil papi à barbe blanche, je vous préviens, vous êtes très loin du portrait original…
Nous ne pouvons que nous demander si Merlin lui-même est capable de lancer ce sort. Vicieux, Merlin ? Assurément. Comme vous le savez peut-être, il est le fils d’un diable et d’une vierge, et, dans les textes médiévaux, il est aussi connu pour sa lubricité et son penchant pour les belles jeunes femmes. Toutes les fées de ce chapitre ont été les élèves de Merlin, et toutes ont été contraintes de céder à ses avances. Seule la Dame du Lac, Viviane, a pu bénéficier de ses enseignements sans payer le prix fort. Dame du Lac qui, d’ailleurs, ne s’est pas présentée à la réunion.
Cet épisode n’a aucune incidence sur le reste de l’intrigue. A la fin du chapitre, Morgane et les autres partent en quête de Merlin, disparaissant du récit.
Et la fin ? Il n’y en a pas vraiment. Alexandre, retenu prisonnier par Morgane, qui voulait en faire son amant, est délivré par une demoiselle, qui lui offre sa virginité. Après cela, Alexandre rencontre Aëlis la Belle Pélerine, cousine de sa libératrice, et en tombe amoureux. Après avoir affronté plusieurs chevaliers de la Table Ronde (Mordred, Dodinel, Sagremor, et surtout Lancelot), Alexandre demande à Lancelot de le marier avec Aëlis, et vit avec elle dans son pavillon. Dans l’épilogue, Alexandre affronte Hélias le Roux, mais meurt à la suite d’une grave blessure. Lorsqu’Aëlis l’apprend, elle en meurt de chagrin. La fin alternative de Thomas Malory est encore plus cruelle, puisqu’Alexandre y est tué par… son pire ennemi, le roi Marc.
Qu’importe la fin, la légende d’Orphelin, malgré quelques traits d’humour, demeure tragique, puisque c’est l’histoire d’une vengeance impossible. Alexandre a beau compter parmi les guerriers, jamais il n’accomplira sa quête. Cette fin pessimiste, terriblement réaliste, tranche net avec la plupart des romans arthuriens basés sur un personnage. Mais cette légende a, après tout, été écrite vraisemblablement un siècle après la fin du cycle arthurien (narrée dans La mort du roi Arthur, roman du XIIIe siècle).