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Le cycle de Chrétien de Troyes : Le conte du Graal (5/5)

Introduction

Bonjour tout le monde !

Ca y est, la fin du cycle de Chrétien de Troyes approche. Et nous terminons ce tour d’horizon avec ce qui est peut-être un chant du cygne : la dernière œuvre de Chrétien de Troyes, Perceval ou Le conte du Graal, est un roman inachevé. Les historiens ont donc naturellement conclu à la mort du poète.

Comme Cligès, Perceval est un roman constitué de deux parties, mais ce découpage ne sert pas le même propos. La première partie du roman se focalise sur les aventures de Perceval, tandis que la seconde se concentre sur celles de Gauvain. Les deux parties ne semblent cependant pas avoir de rapport évident entre elles.

N’ayant pas de fin propre, il est impossible de savoir exactement ce que souhaitait faire Chrétien de cette seconde partie. J’ajoute tout de même que l’absence de conclusion à ce récit en a frustré plus d’un, étant donné qu’il n’existe pas moins de quatre continuations. Mais n’en ayant lu aucune pour le moment, je ne saurais en dire plus à ce sujet.

Avec Perceval, Chrétien ajoute encore deux nouveaux éléments à la légende arthurienne : le personnage de Perceval, et surtout le Graal, désormais indissociable de la légende. En effet, il y a fort à parier que si vous demandez à une personne de citer un élément ou un personnage du cycle arthurien, celle-ci vous réponde « la quête du Graal ». Et pourtant, cette quête, comme les personnages de Lancelot et Perceval, sont des inventions de Chrétien.

Et cette fois, Chrétien de Troyes semble avoir un nouveau mécène : le comte Philippe de Flandre. La cour de ce dernier est, à l’instar de la cour de Champagne, un important centre culturel. Le conte du Graal est donc, comme l’était Lancelot ou le Chevalier de la charrette, une œuvre de commande pour un protecteur. Et force est de constater que ce dernier roman est bien différent des précédents…

Perceval ou le conte du Graal : mais de quoi ça parle ?

Un jeune Gallois (on apprend plus tard qu’il s’appelle Perceval) vit seul dans le manoir de sa mère, une veuve dame. Un jour, il rencontre dans la lande plusieurs chevaliers et, émerveillé, demande à sa mère la permission de se faire adouber à la cour d’Arthur. La veuve, ayant perdu tous les hommes de sa famille à cause de la chevalerie, accepte de le laisser partir à contrecœur. Elle lui donne tout de même quelques conseils, comme servir les dames et les demoiselles, ou prier Dieu dans les églises. Après quelques aventures témoignant de la naïveté du jeune sot, Perceval est fait chevalier. Il poursuit ensuite son entraînement chez son maître Gornemant de Goort, lequel complète l’enseignement de sa mère.

Une fois son entraînement terminé, Perceval veut faire ses preuves. Il rencontre Blanchefleur, la nièce de son maître d’armes, et la défend contre un homme qui voulait l’assiéger. Une fois la jeune fille sauvée, il repart en promettant de revenir l’épouser. Il est ensuite hébergé par le Roi Pêcheur, blessé à l’entrejambe à cause d’un javelot. Il voit chez lui un étrange spectacle : un cortège de jeunes gens, parmi lesquels un jeune homme tient une lance qui saigne. En dernier lieu vient une demoiselle portant un étrange et bel objet d’or. Perceval n’ose pas demander d’explication, et se tient coi.

Mais c’était une grossière erreur. Après avoir regagné la cour d’Arthur, une demoiselle hideuse apparaît et lui reproche son silence. L’objet d’or était le Graal. Perceval a échoué à la quête qui aurait pu sauver le royaume…

Critique

Le Graal : nouvel objectif de la chevalerie

C’est un roman que j’aime beaucoup, même s’il est très différent des thèmes abordés précédemment par Chrétien. Ici, il n’est plus question de dilemme entre l’amour et le devoir chevaleresque. Il est même très peu question d’amour. Comme tout chevalier du XIIe siècle, Perceval est amoureux, mais son amie est encore moins présente que Laudine dans Le Chevalier au lion puisqu’elle n’apparaît qu’une fois. De plus, l’intérêt de Blanchefleur pour Perceval semble purement intéressé : comme Laudine, elle a besoin d’un protecteur. La découverte de l’amour ne constitue donc plus l’ultime étape dans le parcours d’un chevalier: elle est dorénavant une étape comme une autre.

L’enjeu est désormais d’un niveau supérieur. L’amour des dames n’est plus une fin en soi. Avec l’introduction du Graal, l’heure est désormais à la spiritualité.

Perceval, quant à lui, est un chevalier très différent des autres héros de Chrétien. L’amour n’est pas sa motivation principale, et de tous les chevaliers, c’est celui qui fréquente le plus les églises. Perceval renonce ainsi à épouser Blanchefleur, préférant faire pénitence sur le conseil d’un ermite.

Tout le monde il est plus beau, tout le monde il est plus gentil

Mais la particularité de Perceval ne s’arrête pas là. Si Lancelot plaçait son amour pour Guenièvre au-dessus de tout, allant parfois jusqu’à s’oublier lui-même, Perceval, lui, est un vrai sot au début du roman. Sa rencontre inopinée avec des chevaliers rappelle fortement le début du lai de Tyolet, tant les dialogues sont presque identiques. C’est donc avant tout la curiosité d’un monde inconnu qui motive Perceval.

En outre, Le conte du Graal se veut beaucoup plus réaliste que les précédents romans. Le vernis courtois commençait déjà à se craqueler dans Yvain, mais cela restait superficiel. En revanche, dans ce roman, les défauts des personnages et de la cour d’Arthur sont de plus en plus apparents. Gauvain, par exemple, n’était déjà pas présenté sous son meilleur jour dans Yvain, et il ne l’est pas non plus ici (Pour plus de détails, voir la rubrique Pour aller plus loin). Perceval lui-même est un nigaud.

Mais Gauvain n’est pas le pire : Keu est devenu purement et simplement détestable. S’il a souvent été dépeint comme un personnage bougon, un peu arrogant et parfois méprisant, tout ceci restait de l’ordre de la plaisanterie. Or, dans Perceval, Keu est grossier, n’hésite pas à gifler violemment une suivante de Guenièvre en l’absence de celle-ci, et jette un fou au feu dans un accès de colère. Et tout ceci devant une cour impassible. Seul Perceval semble se soucier de venger l’affront fait à la suivante. Rappelons tout de même que dans le premier roman, Erec défendait une suivante fouettée par un nain.

Les personnages récurrents ne sont pas les seuls touchés : beaucoup de personnages secondaires, et notamment des jeunes filles, sont porteurs de défauts en tout genre (laideur, luxure, méchanceté etc). Nous sommes bien loin des personnages beaux et parfaits que l’on rencontre habituellement dans les romans arthuriens.

Romantiques et férus d’amour courtois, vous ne trouverez pas votre bonheur en lisant Le conte du Graal. En revanche, si vous en avez votre claque des chevaliers soupirants et des intrigues amoureuses qui se terminent toujours bien, vous serez sans doute bien plus intéressé(e) par le dernier roman de Chrétien. Plus réalistes, les personnages n’apparaissent plus sous le filtre de la perfection : certains sont odieux, mais n’est-ce pas rafraîchissant de voir poindre quelques notes d’imperfection dans ce monde courtois ?

Pour aller plus loin

⚠️ Attention, cette partie contient des éléments susceptibles de dévoiler l’intrigue. Ne lisez pas si vous ne voulez pas gâcher le plaisir de la découverte.

Gauvain, anti-Perceval

On pourrait se demander quel était l’intérêt pour Chrétien d’écrire une partie entièrement dédiée à Gauvain dans Perceval. Gauvain étant presque l’antithèse de Perceval, il est plus que probable que Chrétien ait cherché à les mettre en opposition.

Perceval est un jeune nigaud qui fait pénitence pour expier ses fautes. Gauvain, lui, ne renoncerait pour rien au monde aux plaisirs terrestres.

Le contraste entre les deux chevaliers est saisissant. Au début du roman, Perceval ne sait rien de l’amour, ce qui le pousse à embrasser une jeune fille de force. Ensuite, il s’éprend de Blanchefleur, mais ne revient pas l’épouser, tandis que Gauvain, comme à son habitude, profite de la compagnie des dames.

Ce n’est pas un hasard si Gauvain se retrouve prisonnier d’un château uniquement peuplé de femmes. Il découvre que les deux reines du château ne sont autres qu’Ygerne, la mère d’Arthur, et sa propre mère. Il y fait également la connaissance d’une soeur, Clariant. Cet épisode a quelque chose de presque inquiétant : Gauvain semble être prisonnier d’une sorte d’Autre Monde, entouré de fantômes féminins. Devenu leur champion, il est contraint de devenir le seigneur du château et de ne plus en partir. Mais on suppose que Chrétien souhaitait tout de même une issue favorable à Gauvain.

Des personnages vicieux

Comme dit précédemment, les personnages secondaires sont loin d’être courtois.

L’Orgueilleux de la Lande maltraite son amie car il la croit à tort coupable d’adultère. Une autre jeune fille bat sa jeune soeur à un tournoi car elle critique constamment son champion. Une demoiselle hideuse apparaît à la cour d’Arthur et houspille Perceval, qui a laissé passer sa chance d’obtenir le Graal. Le roi Escavalon offre sa soeur à Gauvain, qui l’embrasse de bonne grâce dans sa chambre, ce qui déclenche une émeute de bourgeois au pied de la tour. La soeur du roi se transforme alors en véritable furie : elle retrousse sa robe et lance des pièces d’échecs sur les insurgés tout en les insultant. Une jeune fille orgueilleuse suit Gauvain partout dans l’espoir de le voir se faire humilier ou tuer (avec l’assentiment de celui-ci puisqu’il tolère sa présence). Elle finit néanmoins par s’adoucir lorsque Gauvain comprend qu’elle a vécu une histoire tragique.

Jusqu’à présent, la beauté physique allait toujours de pair avec la beauté du cœur. Ce n’est donc pas un hasard si auparavant, tous les protagonistes étaient beaux, et tous les antagonistes étaient laids. Mais dans Perceval, le beau et le laid, le bien et le mal tendent à se confondre : la demoiselle hideuse, bien que d’apparence cauchemardesque, n’est pas mauvaise en soi. La demoiselle orgueilleuse est d’une très grande beauté, mais d’une grande cruauté (mais elle finit tout de même par se repentir). J’oserais même affirmer que sa complexité en fait le personnage féminin le plus intéressant de tous les romans de Chrétien de Troyes.

Parole et silence

Perceval, comme Lancelot avant lui, reste anonyme pendant une bonne partie du roman. Il est intéressant de constater que dans les deux cas, l’identité du chevalier est révélée par un personnage féminin. Dans Le conte du Graal, c’est une cousine de Perceval qui le nomme pour la première fois. Elle explique ensuite que le silence de Perceval devant le Graal est une faute immense, car la parole aurait permis la guérison du Roi Pêcheur, mutilé à l’entrejambe.

En outre, deux autres demoiselles ont le don de prophétie. Une des suivantes de Guenièvre éclate de rire en voyant Perceval, car selon ce qu’annonce un fou, cette demoiselle ne rirait que devant le meilleur chevalier au monde. Cette explication déplaît fort à Keu, qui gifle la demoiselle et pousse le fou dans l’âtre. Plus tard, la demoiselle hideuse expose à toute la cour l’échec de Perceval, et prédit les malheurs à venir sur le royaume.

Le cycle de Chrétien de Troyes : Le Chevalier au lion (4/5)

Introduction

Bonjour tout le monde !

Aujourd’hui, on continue le cycle de Chrétien de Troyes avec sa quatrième œuvre : Yvain ou le Chevalier au lion. Cette fois, le prologue donne très peu d’informations sur le contexte de l’œuvre. Il ne s’agit probablement pas d’une œuvre de commande comme Le Chevalier de la charrette puisque aucun nom n’est mentionné. En revanche, certains éléments indiquent que Chrétien aurait entrepris la rédaction d’Yvain en même temps que Lancelot : l’enlèvement de la reine Guenièvre y est par exemple mentionné, expliquant l’absence de Gauvain pendant une partie du roman. Cela expliquerait aussi pourquoi Chrétien a délégué la rédaction de la fin de Lancelot à Godefroy de Bouillon.

Yvain ou Le Chevalier au lion : mais de quoi ça parle ?

A la cour du roi Arthur, Calogrenant, cousin d’Yvain, narre une de ses dernières aventures : après avoir découvert une fontaine enchantée dans la forêt de Brocéliande, il fut blessé par son gardien, Esclados le Roux. Yvain, part à la recherche de la fontaine pour combattre Esclados, et ainsi venger son cousin. Mortellement blessé, Esclados se réfugie dans son château pour y succomber, suivi par Yvain, qui se retrouve piégé. Là, une demoiselle du nom de Lunette, à qui il avait rendu service lors d’événements antérieurs au roman, lui offre un anneau d’invisibilité pour l’aider à s’enfuir. Avant de s’échapper, Yvain remarque la très grande beauté de la veuve endeuillée : Laudine, la dame de Landuc. Celle-ci, folle de douleur et de chagrin, menace de faire exécuter le meurtrier de son époux si elle le retrouve. Yvain quitte le château, le cœur lourd : il est tombé amoureux de la femme qui le hait le plus au monde.

De son côté, Lunette parvient à calmer les ardeurs de la dame en plaidant la cause d’Yvain, et lui rappelle qu’elle ne peut pas laisser sa fontaine sans protecteur. Laudine accepte donc d’épouser Yvain, car elle en voit en lui un très bon parti et reconnaît ses qualités courtoises. La cour d’Arthur se déplace jusqu’au domaine de Landuc pour célébrer les noces, et Gauvain propose à Yvain de l’accompagner dans des tournois après son mariage. Laudine consent à laisser Yvain partir, à condition qu’il revienne avant un an. Yvain promet, mais oublie de revenir. Laudine décide alors de le répudier, le menant à la folie…

Critique

Yvain est dans la continuité des romans précédents, à ceci près qu’il mêle cette fois amour courtois et mariage. Dans Erec et Enide, Chrétien établit la compatibilité de l’amour et du mariage. Dans Le Chevalier de la charrette, Chrétien est contraint de mettre ses préférences de côté pour suivre la tendance de la fin’amor. Lancelot, c’est finalement le roman d’un dilemme : l’amour et la chevalerie peuvent-ils faire bon ménage ? Si les deux entrent en contradiction, lequel faut-il privilégier ? Dans Lancelot, Chrétien est formel : le service de la dame prime sur le reste. Or, cela est en totale contradiction avec Erec et Enide : la crise survient dans le couple justement parce qu’Erec a choisi l’amour au détriment des armes. Par conséquent, une seule conclusion est possible : le chevalier doit suivre les deux voies, mais privilégier l’amour s’il doit choisir, sans pour autant renoncer aux armes.

La question de l’amour et du devoir est très épineuse, mais universelle, puisqu’on la retrouve dans toutes les cultures. Le Cid de Corneille est peut-être l’œuvre française qui représente le mieux cette problématique. Qui n’a jamais entendu parler du choix cornélien de Chimène, partagée entre son amour pour Rodrigue, l’assassin de son père, et l’honneur qui lui interdit de l’épouser ?

Eh bien, avant Chimène, il y avait Laudine. La dame de Landuc est certes beaucoup plus dure et plus caractérielle que Guenièvre, mais peut-on vraiment lui reprocher de ne pas vouloir, dans un premier temps, épouser l’homme qui a tué son mari ?

Laudine incarne une sorte de dame courtoise mariée : contrairement à l’amante courtoise, elle est très émotive, mais, en adéquation avec elle, ses marques d’affection se font très rares. Bien qu’épouse, elle se montre émotionnellement distante, et passe de l’amour à la haine très facilement, y compris avec sa suivante Lunette (plus de détails dans la rubrique Pour aller plus loin).

On retrouvera également en elle quelques traits de la fée des lais : son lien avec une fontaine merveilleuse et la forêt de Brocéliande, son pacte qu’Yvain transgressera, les anneaux magiques… Laudine est donc la fusion de deux stéréotypes féminins : la dame courtoise et la fée, tout en étant épouse, stéréotype qu’elle n’incarne d’ailleurs pas. Elle n’hésite pas à mettre fin à leur relation, comme un seigneur qui répudierait sa femme, ou comme une dame qui rejetterait un amant. Yvain est donc forcé de réparer sa faute et de regagner l’amour de sa femme, comme Lancelot avec Guenièvre.

En dehors de sa dame polyvalente, le roman propose quelques originalités : le lien entre Yvain et Lunette est l’un des rares témoignages médiévaux d’une réelle amitié homme/femme sans aucune ambiguïté. Ils s’estiment mutuellement se rendent service plusieurs fois l’un l’autre au cours du roman.

Lunette est d’ailleurs un personnage féminin très réussi : s’il est vrai qu’au XIIe siècle, on reconnaît aux femmes une certaine inclination naturelle à la ruse et à l’intuition, le raisonnement logique et les arts oratoires restent l’apanage des hommes. Or, Lunette est une demoiselle très rationnelle, modérant souvent les transports de sa dame en lui opposant des éléments factuels. Elle réussit ainsi à la convaincre d’épouser Yvain en la mettant face à ses responsabilités de dame : sans protecteur, Laudine risque le siège car sa fontaine peut attirer les convoitises. Et qui serait le candidat idéal, sinon l’homme qui a vaincu le protecteur précédent ? Tout au long du roman, Lunette jouera le rôle de l’entremetteuse habile (plus de détails dans la rubrique Pour aller plus loin). Autre particularité de Lunette : elle est brune, et je vous assure que c’est un progrès, dans une époque où la blondeur est synonyme de beauté et pureté.

« Les brunes comptent pas pour des prunes », chantait Lio

Autre remarque : Le Chevalier au lion semble amorcer la chute de la courtoisie à la cour du roi Arthur. En effet, Lunette choisit d’aider Yvain parce qu’il aurait été le seul, il y a longtemps, à avoir daigné lui avoir adressé la parole à la cour. Alors qu’elle se sentait seule et perdue dans une cour dont elle ne connaissait alors pas les codes, Yvain a fait de preuve de courtoisie envers elle. Plus tard, lors des noces d’Yvain, Lunette et Gauvain deviennent amis. Pourtant, lorsque Lunette est en détresse, c’est Yvain qui doit la défendre, puisque Gauvain est parti délivrer la reine (pour plus de détails sur cet épisode, voir la rubrique Pour aller plus loin). Certes, l’absence de Gauvain est un prétexte extradiégétique pour mettre Yvain en avant, mais dans ce cas, pourquoi avoir inventé une liaison entre Gauvain et Lunette ? Plus tard dans le roman, il réapparaît comme champion d’une femme très discourtoise à l’égard de sa soeur (pour plus de détails sur cet épisode, voir la rubrique Pour aller plus loin). N’oublions pas que Gauvain est aussi la cause directe de la crise entre Yvain et Laudine. Pourtant, ni lui, ni aucune autre personne de la cour ne réagit lorsque Yvain apprend d’une messagère que Laudine ne veut plus de lui.

La cour d’Arthur présente, dans Le Chevalier au lion, un visage froid et presque déshumanisé.

Pour aller plus loin

Attention, cette partie contient des éléments susceptibles de dévoiler l’intrigue. Ne lisez pas si vous ne voulez pas gâcher le plaisir de la découverte.

Le lion : Les plus assidus auront remarqué que je n’ai pas du tout mentionné le lion dans ma critique. En vérité, celui-ci apparaît très tardivement dans le roman, et mon résumé en dévoile déjà bien assez.

Mais il me faut tout de même en parler un peu. Après le rejet de Laudine, Yvain devient fou et vit à l’état sauvage, nu comme une bête. Après avoir recouvré la raison grâce à un onguent de la fée Morgane, il assiste à un combat entre un serpent et un lion. Yvain sauve le lion puisque le serpent, dans l’imagerie biblique, est une créature démoniaque, alors que le lion est associé à la noblesse. Dès lors, Yvain, qui a perdu son identité, se fait appeler le Chevalier au lion. La bête le suit partout, et se présente presque comme un substitut de la dame. Le lion lui montre de l’affection presque féminine, l’empêche de mettre fin à ses jours, et disparaît curieusement à la fin du roman, lors de la réconciliation des époux.

Laudine et Lunette : Le rapport entre Laudine et Lunette est très ambivalent (d’aucuns pourraient affirmer aujourd’hui que leur relation est toxique). A la tempétueuse Laudine s’oppose la pragmatique Lunette, ce qui rend la plupart de leurs interactions volcaniques. Lunette n’a pas la langue dans sa poche et n’hésite pas à rabrouer sa dame lorsqu’elle se comporte de manière trop irrationnelle. Cette dynamique entre les deux personnages rappelle le théâtre comique de Molière, dans lequel les servantes et les valets sont souvent plus lucides que leur maître ou maîtresse, et dans lequel ils jouent souvent le rôle d’entremetteur/euse. Cela pourrait prêter à sourire si Laudine n’avait pas tenté de faire exécuter Lunette. En effet, la dame de Landuc tient Lunette pour responsable de l’absence d’Yvain. Elle lui reproche de lui avoir fait épouser un mauvais parti, et la condamne au bûcher si elle ne trouve pas de champion avant le délai imparti, ou si celui-ci perd le duel judiciaire. Gauvain étant absent, c’est Yvain, sous l’identité du Chevalier au lion, qui la représente. Lunette consent ensuite à pardonner à sa dame, et les deux femmes se réconcilient. Nous sommes bien loin de la relation affectueuse entre Fénice et sa nourrice Thessala.

Cet épisode pourrait être inspiré de la légende de Tristan et Iseut : dans un épisode de la saga norroise, adaptée des poèmes français, Iseut souhaite se débarrasser de Brangien, qui en sait trop sur sa liaison adultère avec Tristan. Elle demande à deux serviteurs d’emmener Brangien dans la forêt et de la tuer, avant de se raviser et de leur ordonner de la ramener vivante au château. Les deux femmes se réconcilient, ce qui ne les empêchera pas de se disputer violemment par la suite.

Yvain, l’amour et les femmes : Yvain devient fou après avoir perdu sa dame, et vit nu comme un animal dans la forêt pendant plusieurs mois. Un jour, des femmes, dont l’une est la dame de Norrison, le soignent grâce à un onguent préparé par Morgane (qui est un personnage bienfaisant chez Chrétien). Le statut de la femme est donc ambivalent : elle peut plonger un homme dans la folie, mais aussi le soigner.

Suite à cet épisode, Yvain sauve la dame de Norrison d’un homme qui voulait l’assiéger pour s’emparer d’elle et de ses terres. Veuve, elle ne pouvait compter que sur lui. Or, cette situation est celle qu’aurait pu connaître deux fois Laudine à cause de lui. Mais Yvain ne semble pas s’en rendre compte. Afin de se racheter et de reconquérir son épouse, Yvain enchaîne les quêtes dans lesquelles il sauve des femmes, victimes de la violence des hommes, des monstres, mais aussi d’autres femmes : il défend ainsi, lors d’un duel judiciaire, une jeune fille spoliée par sa soeur aînée. Etonnamment, c’est Gauvain qui défend l’aînée en tort.

L’une de ces demoiselles en détresse se trouve être Lunette : en la sauvant du bûcher, Yvain répare sa faute envers elle. En sauvant autant de femmes, Yvain semble prendre peu à peu conscience de l’irresponsabilité de ses actes en ayant délaissé son épouse aussi longtemps.

Le chantage et la ruse dans la réconciliation : Peu avant le dénouement, Yvain, en compagnie de son lion, se rend à la fontaine merveilleuse et déclenche une tempête dans le domaine de Landuc afin de faire ployer Laudine. De son côté, Lunette prouve une fois de plus ses talents d’entremetteuse et son habileté : elle explique à Laudine que le Chevalier au lion s’est fâché avec sa dame, et qu’il souhaiterait qu’elle l’aide à la reconquérir. Laudine fait donc le serment de tout faire pour l’y aider. Lunette fait donc venir le Chevalier au lion et lui révèle sa véritable identité. Laudine, dans un premier temps, refuse de le reprendre, préférant affronter toute sa vie vents et orages, mais se voit contrainte d’accepter pour ne pas se parjurer. Jusqu’au bout, les sentiments de Laudine à l’égard d’Yvain seront flous : elle semble l’épouser uniquement par intérêt, et lui pardonner seulement pour éviter le parjure. Si Chrétien précise bien que la dame l’aime et le chérit, il faut avouer qu’elle n’est vraiment pas démonstrative et que son comportement laisser le lecteur dubitatif face à ce dénouement forcé.

Le cycle de Chrétien de Troyes : Le Chevalier de la charrette (3/5)

Introduction

Bonjour tout le monde !

Après Erec et Enide, puis Cligès, nous abordons enfin l’une des œuvres les plus connues de Chrétien de Troyes : Lancelot ou le Chevalier de la charrette. C’est une nouvelle ère qui commence : plus de tendres amants mariés. L’heure est maintenant à l’amour courtois. Et qui, mieux que Lancelot, incarne l’amant idéal ?

Petit rappel sur l’amour courtois : Avant toute chose, il convient de resituer un peu le contexte. L’amour courtois est originaire du duché d’Aquitaine. Nommée fin’amor en langue d’oc, cette nouvelle façon d’aimer se répand ensuite dans tout le Sud à travers les chants des troubadours. C’est Aliénor d’Aquitaine, petite-fille du premier troubadour Guillaume IX, qui contribue très largement à sa diffusion en langue d’oïl. Lorsqu’elle épouse Louis VII, elle fait venir à la cour de France de nombreux troubadours. C’est ainsi que la poésie occitane se répand rapidement dans les territoires d’oïl, et la fin’amor avec.

Répartition entre territoires d’oc et territoires d’oïl

L’amour courtois ébranle la noblesse et modifie complètement les rapports de domination entre les hommes et les femmes. Ce sont désormais les dames qui mènent le jeu, et les amants qui se soumettent.

Le jeu de l’amour courtois répond à des règles bien définies :

  • La dame doit toujours être d’un rang supérieur à l’amant.
  • La dame est toujours mariée.
  • La dame doit se montrer inaccessible, voire méprisante.
  • L’amant doit être entièrement dévoué à sa dame.
  • L’amant doit réussir toutes les épreuves que lui impose sa dame, s’il veut espérer une récompense (un simple regard en était déjà une).
  • Les deux amants se doivent une fidélité sans faille, la seule exception étant le devoir conjugal de la dame envers son époux.

Lancelot et le Chevalier de la charrette est supposément écrit autour de 1180. Cette fois, le prologue nous donne quelques renseignements non négligeables sur la genèse du roman : Chrétien aurait initié l’écriture de son roman à la demande de Marie de Champagne, sa mécène. La cour de Marie de Champagne, fille d’Aliénor d’Aquitaine, était effectivement le lieu privilégié des poètes et jongleurs au XIIe siècle. Chrétien précise que c’est Marie qui lui a donné les bases de l’intrigue : lui s’est surtout occupé de la mise en forme du roman.

Ce roman est donc une œuvre de commande, ce qui expliquerait pourquoi il est si différent de ses ouvrages précédents. Souvenez-vous, le Chrétien qui a écrit Erec et Enide était en faveur du mariage d’amour. Le Chrétien qui a écrit Cligès méprisait la relation de Tristan et Iseut. Pourtant dans Le Chevalier de la charrette, Chrétien dépeint les amours adultères de Lancelot, chevalier de la Table ronde, et de la reine Guenièvre. Si ce n’est pas un virage à 180 degrés…

Il faut toutefois préciser que Chrétien n’a jamais terminé son roman, préférant déléguer la fin de la rédaction à Godefroy de Bouillon. Est-ce la preuve que Chrétien n’aimait pas ce qu’il écrivait ? Peut-être.

Autre innovation : le personnage de Lancelot du Lac. Eh oui, l’un des chevaliers les plus connus de la légende arthurienne a été entièrement créé par Chrétien de Troyes. Ou bien Marie de Champagne ?

Lancelot ou le Chevalier de la charrette : mais de quoi ça parle ?

Un chevalier du nom de Méléagant enlève la reine Guenièvre, le sénéchal Keu, ainsi que plusieurs gens du royaume de Logres. Il annonce être le fils du roi Baudemagu, souverain du royaume de Gorre, dont nul ne revient jamais. Attristé, Arthur envoie Gauvain les délivrer. En chemin, celui-ci rencontre un chevalier anonyme, prêt à tout pour libérer la reine (on apprend plus tard dans le roman qu’il s’appelle Lancelot du Lac). Les deux chevaliers s’associent et partent donc pour le royaume de Gorre. Bientôt, ils rencontrent un nain menant une charrette, qui accepte de les escorter jusqu’à Gorre à la seule condition que les chevaliers montent dans la charrette. Gauvain refuse aussitôt, la charrette étant associée à la honte et aux condamnés à mort. Après une brève hésitation, le deuxième chevalier accepte de monter dans la charrette, et le nain consent à les emmener. Lancelot est insulté et hué par toutes les personnes qu’ils croisent, mais cela leur permet de parvenir jusqu’à Gorre, où de nombreuses autres épreuves les attendent encore…

Critique

Le scénario est bien plus simple que les romans précédents. Mais simple ne veut pas dire simpliste. Si l’intrigue réserve peu de surprise, le roman n’en est pas dénué d’intérêt pour autant. Le Chevalier de la charrette est la quintessence même de l’amour courtois. Quiconque voudrait en savoir plus à ce sujet trouvera parfaitement son bonheur en lisant ce roman.

Le topos du chevalier au secours de la belle princesse est encore présent à notre époque, sous des formes plus modernes.

On remarquera tout de même que Guenièvre est très différente des autres romans. Dans Erec et Enide et Cligès, ce sont surtout ses qualités de reine et sa sagesse qui sont mises en avant. Elle est toujours d’excellent conseil, se montre très avisée et sa valeur auprès d’Arthur et des chevaliers n’est plus à prouver. N’oublions pas qu’elle est aussi une très bonne entremetteuse.

Mais, quelles sont les caractéristiques d’une dame courtoise, déjà ? La hauteur, et un certain mépris pour le soupirant. Une Guenièvre courtoise, très accessible et agréable (ce qu’elle est dans les autres romans) ne correspondait évidemment pas à cette femme-image presque irréelle.

Pour la petite anecdote, Le Chevalier de la charrette a été le premier roman de Chrétien de Troyes que j’ai lu. J’avais donc découvert Guenièvre dans ce roman, sous son masque de dame hautaine et presque cruelle, et l’avais trouvée fortement antipathique. Heureusement, les autres romans m’ont réconciliée avec le personnage.

Mais plus la dame est distante, plus le chevalier souhaite se démarquer, et plus il acquiert de la valeur. Autrement dit, même si le comportement de Guenièvre (et de l’amante courtoise en général) n’est pas des plus sympathiques, il est essentiel pour que l’amant devienne la meilleure version de lui-même. Pour plus de détails, voir dans la rubrique « Pour aller plus loin ».

Lancelot, quant à lui, se distingue des précédents héros de Chrétien : Erec aime Enide, mais se montre parfois brutal. Alexandre est très rusé, mais n’ose pas approcher Soredamor par peur d’être rejeté. Cligès n’est pas très débrouillard en amour, et laisse Fénice agir.

Lancelot, lui, possède non seulement une force colossale, mais aussi une très grande sensibilité. Amusez-vous à compter combien de fois Lancelot s’évanouit. Son amour extrême pour Guenièvre en fait un chevalier déterminé, prêt à combattre n’importe quel ennemi et à subir le déshonneur. Pourtant, on ne sait pas si Chrétien trouve son chevalier admirable ou ridicule : Lancelot est mis en danger plusieurs fois à cause de ses pensées amoureuses, frôlant parfois la mort de manière risible. De bien des manières, il partages quelques traits de similarité avec Aucassin, dont on a déjà parlé. Le contraste avec Méléagant est saisissant. Ce dernier dit aimer la reine, mais toutes ces actions semblent démontrer le contraire. Lancelot incarne l’amant « contemporain », tandis que Méléagant rappelle le prédateur antique, qui semble privilégier le rapt et la captivité.

Lancelot partage un lien étroit avec la féminité, plus que n’importe quel chevalier : pendant tout le roman, il n’aura de cesse d’inspirer de l’amour aux femmes et jeunes filles qu’il croise. C’est d’ailleurs Guenièvre qui révèle son nom, et suite à cela, une demoiselle l’interpelle en plein combat, divulguant à tous son identité. Dans sa quête, Lancelot rencontre beaucoup de jeunes filles, toutes plus mystérieuses les unes que les autres. Ces demoiselles semblent omniscientes puisqu’elles sont toutes au courant de la relation entre Lancelot et Guenièvre, pourtant cachée. Certaines tentent de le détourner de sa quête pour éprouver sa fidélité, notamment une demoiselle qui cherche à le séduire. Mais ces demoiselles sont toutes, au bout du compte, des personnages adjuvants et informateurs.

Le Chevalier de la charrette introduit aussi quelques éléments que Chrétien développe peu, mais qui seront très largement repris par les continuateurs. On sait par exemple, dans le roman, que Lancelot a été élevé par une fée, la Dame du Lac, et que celle-ci lui a donné un anneau magique permettant de lever des sortilèges. C’est ainsi que l’enfance de Lancelot et son lien avec la Dame du Lac seront développés au XIIIe siècle par d’autres auteurs. La Dame du Lac sera alors associée à Viviane/Niniane, la fée à l’origine de la disparition de Merlin.

Pour aller plus loin

Attention, cette partie contient des éléments susceptibles de dévoiler l’intrigue. Ne lisez pas si vous ne voulez pas gâcher le plaisir de la découverte.

Au sujet de la relation courtoise entre Lancelot et Guenièvre : Comme dit précédemment, la liaison de Lancelot et Guenièvre suit le schéma bien précis de la relation courtoise : de nature adultère, femme hautaine socialement supérieure à l’amant. Elle paraît parfois presque éprouver un plaisir sadique à humilier Lancelot : lorsque Lancelot parvient enfin à se retrouver en tête à tête avec Guenièvre, celle-ci le rejette violemment, sans aucune raison apparente. Plus tard, elle explique qu’elle voulait juste faire a gas (plaisanter, faire une blague), et qu’elle cherchait à lui faire payer son hésitation, même brève, à monter dans la charrette. Plus tard, lors du tournoi de Noauz, elle aperçoit un chevalier qu’elle soupçonne être Lancelot et, pour s’assurer de son identité, lui ordonne par le biais d’une suivante de faire deux fois « au pire ». Contraint d’obéir à sa dame, Lancelot se bat du pire qu’il peut, attirant sur lui les moqueries du public.

Cependant, contrairement à bon nombre d’amants courtois, Lancelot a obtenu l’«ultime récompense» plutôt rapidement, puisque Guenièvre lui donne un rendez-vous de nuit au château de Baudemagu, avant de lui proposer de la rejoindre dans sa chambre. Malgré son filtre d’amante courtoise, on sent tout de même qu’elle aime véritablement Lancelot. Lors d’un épisode, Guenièvre et Lancelot croient tous deux que l’autre est mort à causse de fausses rumeurs. Guenièvre tombe malade et Lancelot tente de se suicider. Si le thème du « suicide sur un malentendu » rappelle fortement Roméo et Juliette, il s’agit en fait d’une référence à Pyrame et Thisbé, une légende antique dont je parlerai une autre fois.

Lancelot et les personnages féminins : Lancelot est fait prisonnier deux fois dans le roman, sous les ordres de Méléagant, son ennemi juré. Mais il est intéressant de constater que ses libérations sont toujours dues à des femmes. La première consent à le laisser s’échapper discrètement pour participer à un tournoi, la seconde est une soeur de Méléagant qui voulait remercier Lancelot pour un service rendu. Elle part à sa recherche, et trouve sans aucun mal la tour dans laquelle il est emprisonné. Elle le soigne et lui offre un nouveau destrier. Emu, Lancelot consent à lui donner son amour. Elle est donc la seule femme, mise à part Guenièvre, qui a obtenu ce privilège. Notons que Guenièvre n’apparaît plus dans le roman après cet épisode. Il semblerait que Chrétien n’ait pas pu s’empêcher de renouer avec ses habitudes. La postérité n’a cependant pas retenu cette « correction », préférant le couple Lancelot/Guenièvre pour sa portée dramatique.

Les deux images de cet article proviennent respectivement de Wikipédia et Flickr.

Le cycle de Chrétien de Troyes : Cligès ou la Fausse Morte (2/5)

Petite introduction

Bonne année, bonne santé !

On commence donc 2025 avec le deuxième roman de Chrétien de Troyes : Cligès ou la Fausse Morte. (Si vous n’avez pas lu la chronique sur Erec et Enide, le premier roman de Chrétien, c’est par ici). Comme pour bon nombre de manuscrits médiévaux, il est très difficile de donner une date de rédaction précise, mais le manuscrit aurait été écrit vers 1176.

Deuxième roman, pas vraiment, en réalité. Comme je l’avais déjà mentionné dans la chronique précédente, Chrétien de Troyes a rédigé beaucoup d’autres œuvres entre Erec et Enide et Cligès, notamment sa propre version de la légende de Tristan et Iseut. Ces écrits n’ayant – hélas – jamais été retrouvés, nous sommes donc contraints d’ignorer leur existence.

C’est le prologue de Cligès qui nous révèle cette information précieuse : si on en sait toujours aussi peu sur l’auteur, les titres de ses ouvrages perdus nous donnent en revanche quelques informations supplémentaires sur ses centres d’intérêt (et de désintérêt). On sait par exemple qu’il a traduit en ancien français des œuvres d’Ovide, auteur antique toujours apprécié au XIIe siècle. On retrouve en effet quelques motifs ovidiens dans Cligès. Sa réécriture du mythe de Tristan, Del roi Marc et d’Yseult la blonde suggère également que Chrétien n’aimait pas beaucoup cette histoire d’amants maudits. Sans doute préférait-il les dénouements plus gais, mais certains éléments de Cligès tendent à nous laisser croire que Chrétien avait un réel mépris pour Tristan et Iseut.

Je vous explique tout plus bas, bien sûr.

Cligès : mais de quoi ça parle ?

Première partie : Alexandre, fils de l’empereur de Constantinople, décide de partir pour la cour du roi Arthur pour parfaire son entraînement. C’est en effet à Camelot que se trouve la crème de la chevalerie. Après avoir prouvé sa valeur en aidant le roi Arthur à défaire un de ses ennemis, Alexandre tombe amoureux de Soredamor, une des sœurs de Gauvain et suivante de la reine Guenièvre. Le coup de foudre est réciproque, mais aucun des deux jeunes gens n’ose faire le premier pas. Guenièvre s’aperçoit de la situation et, non sans amusement, leur donne un petit coup de pouce. Alexandre épouse Soredamor avec l’assentiment de Gauvain, puis rentre avec elle à Constantinople, mais une mauvaise surprise l’attend : son frère Alis a usurpé le trône en son absence. Un arrangement est vite trouvé : Alis ne devra jamais se marier, et ce, pour que la descendance d’Alexandre puisse hériter du trône, comme il se doit.

Seconde partie : Cligès, fils d’Alexandre et Soredamor, doit succéder à son père, mais Alis rompt son serment en épousant la jeune et belle Fénice, fille de l’empereur d’Allemagne. L’histoire se répète : Cligès et Fénice tombent amoureux, mais n’osent pas avouer leurs sentiments, car leur liaison serait doublement indécente (adultérine et quasi-incestueuse). C’est finalement Fénice qui ose déclarer sa flamme en premier. Elle explique à Cligès qu’elle est toujours vierge grâce à un philtre magique concocté par sa nourrice, Thessala. Ce philtre provoque de puissantes hallucinations érotiques, ce qui permet à Fénice de dormir sur ses deux oreilles pendant qu’Alis rêve. Dès lors, les amants tentent de trouver un moyen de fuir ensemble et de vivre enfin leur passion. Après une nuit de réflexion, Fénice, avec l’aide de Thessala, met au point un étonnant stratagème : celui de se faire passer pour morte…

Critique

J’en ai sûrement un peu trop dévoilé dans mon résumé, mais il fallait bien expliquer qui est Cligès, et ce qu’est cette « Fausse Morte » mentionnée dans le sous-titre de l’œuvre.

Pas de panique : le résumé de la première partie est très succinct, et celui de la seconde partie l’est encore plus.

Ce roman est sans aucun doute le plus original de Chrétien de Troyes. D’abord, l’intrigue se déroule sur deux générations, de sorte qu’on peut découper le roman en deux parties (ce que j’ai d’ailleurs fait dans le résumé). La double narration est aussi présente dans Le Conte du Graal, mais elle sert un objectif différent : la première partie se focalise sur les aventures de Perceval, tandis que la seconde se concentre sur celles de Gauvain.

Ensuite, c’est le seul roman de Chrétien dont l’action ne se déroule pas entièrement dans l’univers arthurien : une bonne partie du roman se déroule à Constantinople, capitale de l’empire byzantin.

Mais pourquoi un tel changement d’ambiance ?

Dans un premier temps, il est important de se souvenir que le XIIe siècle est marqué par les deuxième et troisième croisades. Ensuite, l’Orient était vu comme une terre pleine de merveilles, d’illusions et de richesses : les marchands, pèlerins et chevaliers en croisade rapportaient des épices, des étoffes et d’autres produits alors rares et luxueux pour l’Occident. L’empire byzantin, et particulièrement Constantinople, attirait donc beaucoup de visiteurs et incarnait la magie et l’abondance. Cependant, si l’altérité attire, elle peut aussi faire peur. On ne voyait évidemment pas l’islam d’un bon œil, et les Grecs, bien que chrétiens, n’avaient pas bonne réputation : on les pensait paresseux, perfides et sanguins. Notons que ces clichés persistent encore aujourd’hui à l’égard des habitants du bassin méditerranéen. Qui n’a jamais entendu dire que les Italiens parlent fort ? Que les Corses s’emportent facilement et qu’ils sont rancuniers ? Que les Marseillais sont (trop) francs ?

Le choix de l’empire byzantin était donc évident : puissant, oriental, merveilleux, mais chrétien, de sorte que le lecteur ou l’auditeur occidental puisse tout de même s’identifier aux personnages. L’Autre est ainsi toléré… à condition qu’il renferme une part de Même. En outre, le puissant empire byzantin semble, dans le roman, se soumettre à la Grande-Bretagne : Alexandre quitte Constantinople pour prêter allégeance au roi Arthur, puis l’aide à combattre un traître. C’est le seul roman de Chrétien dans lequel Arthur se montre si actif sur le champ de bataille, et surtout si véhément. En effet, dans les autres romans, Arthur est un roi potiche, un peu bonne pâte, et surtout très passif. La reine Guenièvre est enlevée ? Lancelot et Gauvain s’en chargent. La reine Guenièvre est insultée par un chevalier ? Perceval lave l’offense. Pendant ce temps, Arthur reste sur son trône.

Alors pourquoi Arthur est-il étrangement vigoureux dans Cligès ? Nul doute qu’il fallait démontrer la supériorité de l’Occident sur l’Orient en présentant Arthur en guerrier puissant et sans pitié, aux antipodes du roi sage et indulgent que l’on trouve dans les autres romans. Un jeune byzantin ne pouvait pas se déplacer jusqu’à la cour d’Arthur, roi incarnant la chevalerie dans toute sa perfection… pour y trouver un roi débonnaire et oisif. Alexandre tire son épingle du jeu non pas grâce à sa force, mais grâce à une ruse, au demeurant très similaire au cheval de Troie d’Ulysse. N’oublions pas que les Grecs étaient jugés perfides, mais que la perfidie et la ruse sont les deux faces d’une même pièce. Cligès, en revanche, est bien moins rusé que Fénice, mais la perfidie et la ruse sont aussi des traits jugés féminins.

J’ai déjà mentionné l’influence ovidienne sur le roman, mais l’héritage antique ne s’arrête pas là. La référence la plus évidente est bien évidemment le nom d’Alexandre, en référence à Alexandre le Grand. Très populaire au Moyen Âge, il est l’ultime parangon du guerrier, aussi doué en stratégie que sur le champ de bataille. L’histoire d’Alexandre le Grand est largement diffusée en Orient et en Occident, car il constitue un modèle pour tout homme. Dans la littérature française médiévale, Le Roman d’Alexandre, d’Alexandre de Paris, reste à ce jour le récit le plus complet. Dans le cycle arthurien, Alexandre l’Orphelin est un cousin de Tristan d’une très grande beauté.

Thessala, quant à elle, est décrite comme une magicienne bien meilleure que Médée, et Cligès, comme un jeune homme infiniment plus beau et plus sage que Narcisse. On remarque donc une volonté de s’inscrire dans la lignée antique, tout en affirmant la supériorité du présent.

Passons maintenant à l’un des grands thèmes des romans de Chrétien : l’amour. Tout d’abord, le parallèle entre la première et la seconde partie est saisissant : les jeunes gens tombent amoureux l’un de l’autre au premier regard, mais chacun, par peur du rejet, soupire dans son coin. C’est finalement la jeune fille qui ose se jeter à l’eau.

Dans la première partie, les doutes d’Alexandre et de Soredamor sont la conséquence de l’inexpérience de l’amour.

Alexandre est un redoutable guerrier, mais il n’a jamais jouté contre Amour.

Soredamor est une jeune fille parée de toutes les qualités, mais n’a jamais daigné servir Amour.

Amour s’est vengé en les frappant de ses flèches.

Le motif de la vengeance de l’amour en tant que figure allégorique est très fréquent dans la littérature du XIIe siècle, mais trouve ses racines dans l’Antiquité. Eh oui, vous avez sûrement reconnu Cupidon (ou Eros chez les Grecs) derrière cet archer farceur.

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Cupidon, dieu de l’amour, est souvent représenté comme un petit ange nu, armé d’un arc et des flèches.

Rappelez-vous qu’il ne fait pas bon mépriser l’amour au XIIe siècle : le lai du Trot, dont j’ai déjà parlé ici, en est un parfait exemple. Dans Cligès, la jeune fille qui refuse de servir Amour est punie en subissant ses assauts inopinés. En acceptant sa défaite et en admettant qu’elle aime, elle est délivrée de ses tourments et accède au bonheur, ainsi qu’à un statut social bien plus élevé.

Alexandre et Soredamor ont tout de même bénéficié de l’aide de Guenièvre : celle-ci, dans un premier temps, les croit tous deux malades, puis elle finit par comprendre la nature du « mal » qui les ronge. Elle les aide alors à se rapprocher, tout en subtilité. C’est un véritable succès puisque Soredamor se décide enfin à déclarer ses sentiments à Alexandre.

Cligès et Fénice reproduisent le même schéma, mais n’ont pas de Guenièvre pour les épauler. En ce sens, Fénice se montre bien plus hardie que Soredamor, puisqu’elle ose avouer ses sentiments à Cligès sans aide extérieure. Le mérite est d’autant plus grand que leur situation est beaucoup plus complexe : Fénice est mariée à l’oncle de Cligès.

Le jeu de l’amour est donc entièrement dominé par les femmes. Alexandre et Cligès ont beau être des chevaliers accomplis, ils demeurent extrêmement timorés sur le plan amoureux. Alors qu’ils n’osent pas entreprendre par peur du rejet, les jeunes filles osent à leur place, risquant non seulement le rejet, mais aussi leur réputation.

La situation de Cligès et de Fénice rappelle fortement le mythe de Tristan et Iseut : Tristan et Cligès sont tous les deux amoureux de leur tante par alliance. Fénice en est d’ailleurs bien consciente, et refuse d’être une nouvelle Iseut, qu’elle méprise pour son impudicité. On remarquera aussi que, si dans la légende de Tristan et Iseut, le philtre magique déclenche l’amour, chez Cligès, il sert au contraire à empêcher l’amour physique, ce qui permet à Fénice de ne pas reproduire les actions honteuses d’Iseut. Rappelons qu’un mariage non consommé est invalide. Fénice, même vierge, ne commet donc pas de faute. En outre, en prenant femme, Alis rompt son serment et lèse Cligès. Le mariage d’Alis et de Fénice est donc doublement illégitime.

Pour résumer, Cligès est un roman original, en ce qu’il mêle le passé et le présent, l’Orient et l’Occident, la matière antique et la matière de Bretagne, dans lequel les femmes et la magie jouent un rôle essentiel. C’est peut-être le roman de Chrétien de Troyes que je préfère, mais de très peu car chacun de ses romans est exceptionnel.

Plus de détails

Attention, cette partie contient des éléments qui dévoilent l’intrigue. Ne lisez pas si vous ne voulez pas gâcher le plaisir de la découverte.

J’ai conscience que cette chronique est déjà bien longue. Il y aurait encore beaucoup à dire, mais je vais essayer de me restreindre et d’aller à l’essentiel.

Je voudrais parler plus en détail de la ruse de Fénice, qui constitue le point d’orgue du roman. L’idée de se faire passer pour morte afin de fuir avec son amant est aussi géniale qu’effrayante. Elle est, pour cela, assistée de sa fidèle nourrice Thessala. Celle-ci est non seulement une magicienne hors pair, mais aussi un excellent médecin. Elle parvient, grâce à un autre de ses philtres, à plonger Fénice dans un état faussement léthargique. Seuls trois médecins flairent la supercherie. Ils commencent à torturer Fénice pour la forcer à se réveiller, mais celle-ci résiste. Les dames de la cour, qui assistaient secrètement à la scène, se mettent alors en colère et jettent les médecins par une fenêtre.

Le comportement des trois médecins peut sembler extrême, mais il trouve, encore une fois, ses racines dans l’Antiquité : ils se souviennent d’un conte sur l’une des femmes de Salomon, qui avait simulé la mort pour rejoindre un amant. Ce conte, à l’instar de certains fabliaux médiévaux, met en garde les hommes contre la duplicité des femmes, capables d’élaborer les stratagèmes les plus sournois pour tromper leur mari. Le fait que la victime du conte soit le sage roi Salomon n’est pas anodin : il s’agissait de montrer que même le plus sage des hommes peut se faire piéger par les ruses des femmes.

Les médecins voient donc en Fénice le souvenir de la femme de Salomon, symbole de la perfidie féminine. Leur extrême cruauté pourrait donc s’expliquer par une volonté de punir la femme pécheresse, en la meurtrissant jusque dans son tombeau. Pour quelle autre raison des médecins tortureraient-ils à mort une jeune fille pour prouver qu’elle est en vie ?

Puis les autres dames interviennent et défenestrent les bourreaux, et Fénice, tel le phœnix dont elle tire son nom, renaît et guérit, grâce à un onguent de Thessala. Est-ce un hasard si la « résurrection » de Fénice est due à des femmes ? Les médecins semblent effectivement incarner la tradition misogyne dans sa forme absolue : et si Fénice était réellement morte ?

L’image de Cupidon utilisée dans cet article provient de Pixabay : https://pixabay.com/fr/users/gdj-1086657/. Merci à GDJ.