Le cycle de Chrétien de Troyes : Le conte du Graal (5/5)
Introduction
Bonjour tout le monde !
Ca y est, la fin du cycle de Chrétien de Troyes approche. Et nous terminons ce tour d’horizon avec ce qui est peut-être un chant du cygne : la dernière œuvre de Chrétien de Troyes, Perceval ou Le conte du Graal, est un roman inachevé. Les historiens ont donc naturellement conclu à la mort du poète.
Comme Cligès, Perceval est un roman constitué de deux parties, mais ce découpage ne sert pas le même propos. La première partie du roman se focalise sur les aventures de Perceval, tandis que la seconde se concentre sur celles de Gauvain. Les deux parties ne semblent cependant pas avoir de rapport évident entre elles.
N’ayant pas de fin propre, il est impossible de savoir exactement ce que souhaitait faire Chrétien de cette seconde partie. J’ajoute tout de même que l’absence de conclusion à ce récit en a frustré plus d’un, étant donné qu’il n’existe pas moins de quatre continuations. Mais n’en ayant lu aucune pour le moment, je ne saurais en dire plus à ce sujet.
Avec Perceval, Chrétien ajoute encore deux nouveaux éléments à la légende arthurienne : le personnage de Perceval, et surtout le Graal, désormais indissociable de la légende. En effet, il y a fort à parier que si vous demandez à une personne de citer un élément ou un personnage du cycle arthurien, celle-ci vous réponde « la quête du Graal ». Et pourtant, cette quête, comme les personnages de Lancelot et Perceval, sont des inventions de Chrétien.
Et cette fois, Chrétien de Troyes semble avoir un nouveau mécène : le comte Philippe de Flandre. La cour de ce dernier est, à l’instar de la cour de Champagne, un important centre culturel. Le conte du Graal est donc, comme l’était Lancelot ou le Chevalier de la charrette, une œuvre de commande pour un protecteur. Et force est de constater que ce dernier roman est bien différent des précédents…
Perceval ou le conte du Graal : mais de quoi ça parle ?
Un jeune Gallois (on apprend plus tard qu’il s’appelle Perceval) vit seul dans le manoir de sa mère, une veuve dame. Un jour, il rencontre dans la lande plusieurs chevaliers et, émerveillé, demande à sa mère la permission de se faire adouber à la cour d’Arthur. La veuve, ayant perdu tous les hommes de sa famille à cause de la chevalerie, accepte de le laisser partir à contrecœur. Elle lui donne tout de même quelques conseils, comme servir les dames et les demoiselles, ou prier Dieu dans les églises. Après quelques aventures témoignant de la naïveté du jeune sot, Perceval est fait chevalier. Il poursuit ensuite son entraînement chez son maître Gornemant de Goort, lequel complète l’enseignement de sa mère.
Une fois son entraînement terminé, Perceval veut faire ses preuves. Il rencontre Blanchefleur, la nièce de son maître d’armes, et la défend contre un homme qui voulait l’assiéger. Une fois la jeune fille sauvée, il repart en promettant de revenir l’épouser. Il est ensuite hébergé par le Roi Pêcheur, blessé à l’entrejambe à cause d’un javelot. Il voit chez lui un étrange spectacle : un cortège de jeunes gens, parmi lesquels un jeune homme tient une lance qui saigne. En dernier lieu vient une demoiselle portant un étrange et bel objet d’or. Perceval n’ose pas demander d’explication, et se tient coi.
Mais c’était une grossière erreur. Après avoir regagné la cour d’Arthur, une demoiselle hideuse apparaît et lui reproche son silence. L’objet d’or était le Graal. Perceval a échoué à la quête qui aurait pu sauver le royaume…
Critique
Le Graal : nouvel objectif de la chevalerie
C’est un roman que j’aime beaucoup, même s’il est très différent des thèmes abordés précédemment par Chrétien. Ici, il n’est plus question de dilemme entre l’amour et le devoir chevaleresque. Il est même très peu question d’amour. Comme tout chevalier du XIIe siècle, Perceval est amoureux, mais son amie est encore moins présente que Laudine dans Le Chevalier au lion puisqu’elle n’apparaît qu’une fois. De plus, l’intérêt de Blanchefleur pour Perceval semble purement intéressé : comme Laudine, elle a besoin d’un protecteur. La découverte de l’amour ne constitue donc plus l’ultime étape dans le parcours d’un chevalier: elle est dorénavant une étape comme une autre.
L’enjeu est désormais d’un niveau supérieur. L’amour des dames n’est plus une fin en soi. Avec l’introduction du Graal, l’heure est désormais à la spiritualité.
Perceval, quant à lui, est un chevalier très différent des autres héros de Chrétien. L’amour n’est pas sa motivation principale, et de tous les chevaliers, c’est celui qui fréquente le plus les églises. Perceval renonce ainsi à épouser Blanchefleur, préférant faire pénitence sur le conseil d’un ermite.
Tout le monde il est plus beau, tout le monde il est plus gentil
Mais la particularité de Perceval ne s’arrête pas là. Si Lancelot plaçait son amour pour Guenièvre au-dessus de tout, allant parfois jusqu’à s’oublier lui-même, Perceval, lui, est un vrai sot au début du roman. Sa rencontre inopinée avec des chevaliers rappelle fortement le début du lai de Tyolet, tant les dialogues sont presque identiques. C’est donc avant tout la curiosité d’un monde inconnu qui motive Perceval.
En outre, Le conte du Graal se veut beaucoup plus réaliste que les précédents romans. Le vernis courtois commençait déjà à se craqueler dans Yvain, mais cela restait superficiel. En revanche, dans ce roman, les défauts des personnages et de la cour d’Arthur sont de plus en plus apparents. Gauvain, par exemple, n’était déjà pas présenté sous son meilleur jour dans Yvain, et il ne l’est pas non plus ici (Pour plus de détails, voir la rubrique Pour aller plus loin). Perceval lui-même est un nigaud.
Mais Gauvain n’est pas le pire : Keu est devenu purement et simplement détestable. S’il a souvent été dépeint comme un personnage bougon, un peu arrogant et parfois méprisant, tout ceci restait de l’ordre de la plaisanterie. Or, dans Perceval, Keu est grossier, n’hésite pas à gifler violemment une suivante de Guenièvre en l’absence de celle-ci, et jette un fou au feu dans un accès de colère. Et tout ceci devant une cour impassible. Seul Perceval semble se soucier de venger l’affront fait à la suivante. Rappelons tout de même que dans le premier roman, Erec défendait une suivante fouettée par un nain.
Les personnages récurrents ne sont pas les seuls touchés : beaucoup de personnages secondaires, et notamment des jeunes filles, sont porteurs de défauts en tout genre (laideur, luxure, méchanceté etc). Nous sommes bien loin des personnages beaux et parfaits que l’on rencontre habituellement dans les romans arthuriens.
Romantiques et férus d’amour courtois, vous ne trouverez pas votre bonheur en lisant Le conte du Graal. En revanche, si vous en avez votre claque des chevaliers soupirants et des intrigues amoureuses qui se terminent toujours bien, vous serez sans doute bien plus intéressé(e) par le dernier roman de Chrétien. Plus réalistes, les personnages n’apparaissent plus sous le filtre de la perfection : certains sont odieux, mais n’est-ce pas rafraîchissant de voir poindre quelques notes d’imperfection dans ce monde courtois ?
Pour aller plus loin
⚠️ Attention, cette partie contient des éléments susceptibles de dévoiler l’intrigue. Ne lisez pas si vous ne voulez pas gâcher le plaisir de la découverte.
Gauvain, anti-Perceval
On pourrait se demander quel était l’intérêt pour Chrétien d’écrire une partie entièrement dédiée à Gauvain dans Perceval. Gauvain étant presque l’antithèse de Perceval, il est plus que probable que Chrétien ait cherché à les mettre en opposition.
Perceval est un jeune nigaud qui fait pénitence pour expier ses fautes. Gauvain, lui, ne renoncerait pour rien au monde aux plaisirs terrestres.
Le contraste entre les deux chevaliers est saisissant. Au début du roman, Perceval ne sait rien de l’amour, ce qui le pousse à embrasser une jeune fille de force. Ensuite, il s’éprend de Blanchefleur, mais ne revient pas l’épouser, tandis que Gauvain, comme à son habitude, profite de la compagnie des dames.
Ce n’est pas un hasard si Gauvain se retrouve prisonnier d’un château uniquement peuplé de femmes. Il découvre que les deux reines du château ne sont autres qu’Ygerne, la mère d’Arthur, et sa propre mère. Il y fait également la connaissance d’une soeur, Clariant. Cet épisode a quelque chose de presque inquiétant : Gauvain semble être prisonnier d’une sorte d’Autre Monde, entouré de fantômes féminins. Devenu leur champion, il est contraint de devenir le seigneur du château et de ne plus en partir. Mais on suppose que Chrétien souhaitait tout de même une issue favorable à Gauvain.
Des personnages vicieux
Comme dit précédemment, les personnages secondaires sont loin d’être courtois.
L’Orgueilleux de la Lande maltraite son amie car il la croit à tort coupable d’adultère. Une autre jeune fille bat sa jeune soeur à un tournoi car elle critique constamment son champion. Une demoiselle hideuse apparaît à la cour d’Arthur et houspille Perceval, qui a laissé passer sa chance d’obtenir le Graal. Le roi Escavalon offre sa soeur à Gauvain, qui l’embrasse de bonne grâce dans sa chambre, ce qui déclenche une émeute de bourgeois au pied de la tour. La soeur du roi se transforme alors en véritable furie : elle retrousse sa robe et lance des pièces d’échecs sur les insurgés tout en les insultant. Une jeune fille orgueilleuse suit Gauvain partout dans l’espoir de le voir se faire humilier ou tuer (avec l’assentiment de celui-ci puisqu’il tolère sa présence). Elle finit néanmoins par s’adoucir lorsque Gauvain comprend qu’elle a vécu une histoire tragique.
Jusqu’à présent, la beauté physique allait toujours de pair avec la beauté du cœur. Ce n’est donc pas un hasard si auparavant, tous les protagonistes étaient beaux, et tous les antagonistes étaient laids. Mais dans Perceval, le beau et le laid, le bien et le mal tendent à se confondre : la demoiselle hideuse, bien que d’apparence cauchemardesque, n’est pas mauvaise en soi. La demoiselle orgueilleuse est d’une très grande beauté, mais d’une grande cruauté (mais elle finit tout de même par se repentir). J’oserais même affirmer que sa complexité en fait le personnage féminin le plus intéressant de tous les romans de Chrétien de Troyes.
Parole et silence
Perceval, comme Lancelot avant lui, reste anonyme pendant une bonne partie du roman. Il est intéressant de constater que dans les deux cas, l’identité du chevalier est révélée par un personnage féminin. Dans Le conte du Graal, c’est une cousine de Perceval qui le nomme pour la première fois. Elle explique ensuite que le silence de Perceval devant le Graal est une faute immense, car la parole aurait permis la guérison du Roi Pêcheur, mutilé à l’entrejambe.
En outre, deux autres demoiselles ont le don de prophétie. Une des suivantes de Guenièvre éclate de rire en voyant Perceval, car selon ce qu’annonce un fou, cette demoiselle ne rirait que devant le meilleur chevalier au monde. Cette explication déplaît fort à Keu, qui gifle la demoiselle et pousse le fou dans l’âtre. Plus tard, la demoiselle hideuse expose à toute la cour l’échec de Perceval, et prédit les malheurs à venir sur le royaume.