Le cycle de Chrétien de Troyes : Le conte du Graal (5/5)

Introduction

Bonjour tout le monde !

Ca y est, la fin du cycle de Chrétien de Troyes approche. Et nous terminons ce tour d’horizon avec ce qui est peut-être un chant du cygne : la dernière œuvre de Chrétien de Troyes, Perceval ou Le conte du Graal, est un roman inachevé. Les historiens ont donc naturellement conclu à la mort du poète.

Comme Cligès, Perceval est un roman constitué de deux parties, mais ce découpage ne sert pas le même propos. La première partie du roman se focalise sur les aventures de Perceval, tandis que la seconde se concentre sur celles de Gauvain. Les deux parties ne semblent cependant pas avoir de rapport évident entre elles.

N’ayant pas de fin propre, il est impossible de savoir exactement ce que souhaitait faire Chrétien de cette seconde partie. J’ajoute tout de même que l’absence de conclusion à ce récit en a frustré plus d’un, étant donné qu’il n’existe pas moins de quatre continuations. Mais n’en ayant lu aucune pour le moment, je ne saurais en dire plus à ce sujet.

Avec Perceval, Chrétien ajoute encore deux nouveaux éléments à la légende arthurienne : le personnage de Perceval, et surtout le Graal, désormais indissociable de la légende. En effet, il y a fort à parier que si vous demandez à une personne de citer un élément ou un personnage du cycle arthurien, celle-ci vous réponde « la quête du Graal ». Et pourtant, cette quête, comme les personnages de Lancelot et Perceval, sont des inventions de Chrétien.

Et cette fois, Chrétien de Troyes semble avoir un nouveau mécène : le comte Philippe de Flandre. La cour de ce dernier est, à l’instar de la cour de Champagne, un important centre culturel. Le conte du Graal est donc, comme l’était Lancelot ou le Chevalier de la charrette, une œuvre de commande pour un protecteur. Et force est de constater que ce dernier roman est bien différent des précédents…

Perceval ou le conte du Graal : mais de quoi ça parle ?

Un jeune Gallois (on apprend plus tard qu’il s’appelle Perceval) vit seul dans le manoir de sa mère, une veuve dame. Un jour, il rencontre dans la lande plusieurs chevaliers et, émerveillé, demande à sa mère la permission de se faire adouber à la cour d’Arthur. La veuve, ayant perdu tous les hommes de sa famille à cause de la chevalerie, accepte de le laisser partir à contrecœur. Elle lui donne tout de même quelques conseils, comme servir les dames et les demoiselles, ou prier Dieu dans les églises. Après quelques aventures témoignant de la naïveté du jeune sot, Perceval est fait chevalier. Il poursuit ensuite son entraînement chez son maître Gornemant de Goort, lequel complète l’enseignement de sa mère.

Une fois son entraînement terminé, Perceval veut faire ses preuves. Il rencontre Blanchefleur, la nièce de son maître d’armes, et la défend contre un homme qui voulait l’assiéger. Une fois la jeune fille sauvée, il repart en promettant de revenir l’épouser. Il est ensuite hébergé par le Roi Pêcheur, blessé à l’entrejambe à cause d’un javelot. Il voit chez lui un étrange spectacle : un cortège de jeunes gens, parmi lesquels un jeune homme tient une lance qui saigne. En dernier lieu vient une demoiselle portant un étrange et bel objet d’or. Perceval n’ose pas demander d’explication, et se tient coi.

Mais c’était une grossière erreur. Après avoir regagné la cour d’Arthur, une demoiselle hideuse apparaît et lui reproche son silence. L’objet d’or était le Graal. Perceval a échoué à la quête qui aurait pu sauver le royaume…

Critique

Le Graal : nouvel objectif de la chevalerie

C’est un roman que j’aime beaucoup, même s’il est très différent des thèmes abordés précédemment par Chrétien. Ici, il n’est plus question de dilemme entre l’amour et le devoir chevaleresque. Il est même très peu question d’amour. Comme tout chevalier du XIIe siècle, Perceval est amoureux, mais son amie est encore moins présente que Laudine dans Le Chevalier au lion puisqu’elle n’apparaît qu’une fois. De plus, l’intérêt de Blanchefleur pour Perceval semble purement intéressé : comme Laudine, elle a besoin d’un protecteur. La découverte de l’amour ne constitue donc plus l’ultime étape dans le parcours d’un chevalier: elle est dorénavant une étape comme une autre.

L’enjeu est désormais d’un niveau supérieur. L’amour des dames n’est plus une fin en soi. Avec l’introduction du Graal, l’heure est désormais à la spiritualité.

Perceval, quant à lui, est un chevalier très différent des autres héros de Chrétien. L’amour n’est pas sa motivation principale, et de tous les chevaliers, c’est celui qui fréquente le plus les églises. Perceval renonce ainsi à épouser Blanchefleur, préférant faire pénitence sur le conseil d’un ermite.

Tout le monde il est plus beau, tout le monde il est plus gentil

Mais la particularité de Perceval ne s’arrête pas là. Si Lancelot plaçait son amour pour Guenièvre au-dessus de tout, allant parfois jusqu’à s’oublier lui-même, Perceval, lui, est un vrai sot au début du roman. Sa rencontre inopinée avec des chevaliers rappelle fortement le début du lai de Tyolet, tant les dialogues sont presque identiques. C’est donc avant tout la curiosité d’un monde inconnu qui motive Perceval.

En outre, Le conte du Graal se veut beaucoup plus réaliste que les précédents romans. Le vernis courtois commençait déjà à se craqueler dans Yvain, mais cela restait superficiel. En revanche, dans ce roman, les défauts des personnages et de la cour d’Arthur sont de plus en plus apparents. Gauvain, par exemple, n’était déjà pas présenté sous son meilleur jour dans Yvain, et il ne l’est pas non plus ici (Pour plus de détails, voir la rubrique Pour aller plus loin). Perceval lui-même est un nigaud.

Mais Gauvain n’est pas le pire : Keu est devenu purement et simplement détestable. S’il a souvent été dépeint comme un personnage bougon, un peu arrogant et parfois méprisant, tout ceci restait de l’ordre de la plaisanterie. Or, dans Perceval, Keu est grossier, n’hésite pas à gifler violemment une suivante de Guenièvre en l’absence de celle-ci, et jette un fou au feu dans un accès de colère. Et tout ceci devant une cour impassible. Seul Perceval semble se soucier de venger l’affront fait à la suivante. Rappelons tout de même que dans le premier roman, Erec défendait une suivante fouettée par un nain.

Les personnages récurrents ne sont pas les seuls touchés : beaucoup de personnages secondaires, et notamment des jeunes filles, sont porteurs de défauts en tout genre (laideur, luxure, méchanceté etc). Nous sommes bien loin des personnages beaux et parfaits que l’on rencontre habituellement dans les romans arthuriens.

Romantiques et férus d’amour courtois, vous ne trouverez pas votre bonheur en lisant Le conte du Graal. En revanche, si vous en avez votre claque des chevaliers soupirants et des intrigues amoureuses qui se terminent toujours bien, vous serez sans doute bien plus intéressé(e) par le dernier roman de Chrétien. Plus réalistes, les personnages n’apparaissent plus sous le filtre de la perfection : certains sont odieux, mais n’est-ce pas rafraîchissant de voir poindre quelques notes d’imperfection dans ce monde courtois ?

Pour aller plus loin

⚠️ Attention, cette partie contient des éléments susceptibles de dévoiler l’intrigue. Ne lisez pas si vous ne voulez pas gâcher le plaisir de la découverte.

Gauvain, anti-Perceval

On pourrait se demander quel était l’intérêt pour Chrétien d’écrire une partie entièrement dédiée à Gauvain dans Perceval. Gauvain étant presque l’antithèse de Perceval, il est plus que probable que Chrétien ait cherché à les mettre en opposition.

Perceval est un jeune nigaud qui fait pénitence pour expier ses fautes. Gauvain, lui, ne renoncerait pour rien au monde aux plaisirs terrestres.

Le contraste entre les deux chevaliers est saisissant. Au début du roman, Perceval ne sait rien de l’amour, ce qui le pousse à embrasser une jeune fille de force. Ensuite, il s’éprend de Blanchefleur, mais ne revient pas l’épouser, tandis que Gauvain, comme à son habitude, profite de la compagnie des dames.

Ce n’est pas un hasard si Gauvain se retrouve prisonnier d’un château uniquement peuplé de femmes. Il découvre que les deux reines du château ne sont autres qu’Ygerne, la mère d’Arthur, et sa propre mère. Il y fait également la connaissance d’une soeur, Clariant. Cet épisode a quelque chose de presque inquiétant : Gauvain semble être prisonnier d’une sorte d’Autre Monde, entouré de fantômes féminins. Devenu leur champion, il est contraint de devenir le seigneur du château et de ne plus en partir. Mais on suppose que Chrétien souhaitait tout de même une issue favorable à Gauvain.

Des personnages vicieux

Comme dit précédemment, les personnages secondaires sont loin d’être courtois.

L’Orgueilleux de la Lande maltraite son amie car il la croit à tort coupable d’adultère. Une autre jeune fille bat sa jeune soeur à un tournoi car elle critique constamment son champion. Une demoiselle hideuse apparaît à la cour d’Arthur et houspille Perceval, qui a laissé passer sa chance d’obtenir le Graal. Le roi Escavalon offre sa soeur à Gauvain, qui l’embrasse de bonne grâce dans sa chambre, ce qui déclenche une émeute de bourgeois au pied de la tour. La soeur du roi se transforme alors en véritable furie : elle retrousse sa robe et lance des pièces d’échecs sur les insurgés tout en les insultant. Une jeune fille orgueilleuse suit Gauvain partout dans l’espoir de le voir se faire humilier ou tuer (avec l’assentiment de celui-ci puisqu’il tolère sa présence). Elle finit néanmoins par s’adoucir lorsque Gauvain comprend qu’elle a vécu une histoire tragique.

Jusqu’à présent, la beauté physique allait toujours de pair avec la beauté du cœur. Ce n’est donc pas un hasard si auparavant, tous les protagonistes étaient beaux, et tous les antagonistes étaient laids. Mais dans Perceval, le beau et le laid, le bien et le mal tendent à se confondre : la demoiselle hideuse, bien que d’apparence cauchemardesque, n’est pas mauvaise en soi. La demoiselle orgueilleuse est d’une très grande beauté, mais d’une grande cruauté (mais elle finit tout de même par se repentir). J’oserais même affirmer que sa complexité en fait le personnage féminin le plus intéressant de tous les romans de Chrétien de Troyes.

Parole et silence

Perceval, comme Lancelot avant lui, reste anonyme pendant une bonne partie du roman. Il est intéressant de constater que dans les deux cas, l’identité du chevalier est révélée par un personnage féminin. Dans Le conte du Graal, c’est une cousine de Perceval qui le nomme pour la première fois. Elle explique ensuite que le silence de Perceval devant le Graal est une faute immense, car la parole aurait permis la guérison du Roi Pêcheur, mutilé à l’entrejambe.

En outre, deux autres demoiselles ont le don de prophétie. Une des suivantes de Guenièvre éclate de rire en voyant Perceval, car selon ce qu’annonce un fou, cette demoiselle ne rirait que devant le meilleur chevalier au monde. Cette explication déplaît fort à Keu, qui gifle la demoiselle et pousse le fou dans l’âtre. Plus tard, la demoiselle hideuse expose à toute la cour l’échec de Perceval, et prédit les malheurs à venir sur le royaume.

Le cycle de Chrétien de Troyes : Le Chevalier au lion (4/5)

Introduction

Bonjour tout le monde !

Aujourd’hui, on continue le cycle de Chrétien de Troyes avec sa quatrième œuvre : Yvain ou le Chevalier au lion. Cette fois, le prologue donne très peu d’informations sur le contexte de l’œuvre. Il ne s’agit probablement pas d’une œuvre de commande comme Le Chevalier de la charrette puisque aucun nom n’est mentionné. En revanche, certains éléments indiquent que Chrétien aurait entrepris la rédaction d’Yvain en même temps que Lancelot : l’enlèvement de la reine Guenièvre y est par exemple mentionné, expliquant l’absence de Gauvain pendant une partie du roman. Cela expliquerait aussi pourquoi Chrétien a délégué la rédaction de la fin de Lancelot à Godefroy de Bouillon.

Yvain ou Le Chevalier au lion : mais de quoi ça parle ?

A la cour du roi Arthur, Calogrenant, cousin d’Yvain, narre une de ses dernières aventures : après avoir découvert une fontaine enchantée dans la forêt de Brocéliande, il fut blessé par son gardien, Esclados le Roux. Yvain, part à la recherche de la fontaine pour combattre Esclados, et ainsi venger son cousin. Mortellement blessé, Esclados se réfugie dans son château pour y succomber, suivi par Yvain, qui se retrouve piégé. Là, une demoiselle du nom de Lunette, à qui il avait rendu service lors d’événements antérieurs au roman, lui offre un anneau d’invisibilité pour l’aider à s’enfuir. Avant de s’échapper, Yvain remarque la très grande beauté de la veuve endeuillée : Laudine, la dame de Landuc. Celle-ci, folle de douleur et de chagrin, menace de faire exécuter le meurtrier de son époux si elle le retrouve. Yvain quitte le château, le cœur lourd : il est tombé amoureux de la femme qui le hait le plus au monde.

De son côté, Lunette parvient à calmer les ardeurs de la dame en plaidant la cause d’Yvain, et lui rappelle qu’elle ne peut pas laisser sa fontaine sans protecteur. Laudine accepte donc d’épouser Yvain, car elle en voit en lui un très bon parti et reconnaît ses qualités courtoises. La cour d’Arthur se déplace jusqu’au domaine de Landuc pour célébrer les noces, et Gauvain propose à Yvain de l’accompagner dans des tournois après son mariage. Laudine consent à laisser Yvain partir, à condition qu’il revienne avant un an. Yvain promet, mais oublie de revenir. Laudine décide alors de le répudier, le menant à la folie…

Critique

Yvain est dans la continuité des romans précédents, à ceci près qu’il mêle cette fois amour courtois et mariage. Dans Erec et Enide, Chrétien établit la compatibilité de l’amour et du mariage. Dans Le Chevalier de la charrette, Chrétien est contraint de mettre ses préférences de côté pour suivre la tendance de la fin’amor. Lancelot, c’est finalement le roman d’un dilemme : l’amour et la chevalerie peuvent-ils faire bon ménage ? Si les deux entrent en contradiction, lequel faut-il privilégier ? Dans Lancelot, Chrétien est formel : le service de la dame prime sur le reste. Or, cela est en totale contradiction avec Erec et Enide : la crise survient dans le couple justement parce qu’Erec a choisi l’amour au détriment des armes. Par conséquent, une seule conclusion est possible : le chevalier doit suivre les deux voies, mais privilégier l’amour s’il doit choisir, sans pour autant renoncer aux armes.

La question de l’amour et du devoir est très épineuse, mais universelle, puisqu’on la retrouve dans toutes les cultures. Le Cid de Corneille est peut-être l’œuvre française qui représente le mieux cette problématique. Qui n’a jamais entendu parler du choix cornélien de Chimène, partagée entre son amour pour Rodrigue, l’assassin de son père, et l’honneur qui lui interdit de l’épouser ?

Eh bien, avant Chimène, il y avait Laudine. La dame de Landuc est certes beaucoup plus dure et plus caractérielle que Guenièvre, mais peut-on vraiment lui reprocher de ne pas vouloir, dans un premier temps, épouser l’homme qui a tué son mari ?

Laudine incarne une sorte de dame courtoise mariée : contrairement à l’amante courtoise, elle est très émotive, mais, en adéquation avec elle, ses marques d’affection se font très rares. Bien qu’épouse, elle se montre émotionnellement distante, et passe de l’amour à la haine très facilement, y compris avec sa suivante Lunette (plus de détails dans la rubrique Pour aller plus loin).

On retrouvera également en elle quelques traits de la fée des lais : son lien avec une fontaine merveilleuse et la forêt de Brocéliande, son pacte qu’Yvain transgressera, les anneaux magiques… Laudine est donc la fusion de deux stéréotypes féminins : la dame courtoise et la fée, tout en étant épouse, stéréotype qu’elle n’incarne d’ailleurs pas. Elle n’hésite pas à mettre fin à leur relation, comme un seigneur qui répudierait sa femme, ou comme une dame qui rejetterait un amant. Yvain est donc forcé de réparer sa faute et de regagner l’amour de sa femme, comme Lancelot avec Guenièvre.

En dehors de sa dame polyvalente, le roman propose quelques originalités : le lien entre Yvain et Lunette est l’un des rares témoignages médiévaux d’une réelle amitié homme/femme sans aucune ambiguïté. Ils s’estiment mutuellement se rendent service plusieurs fois l’un l’autre au cours du roman.

Lunette est d’ailleurs un personnage féminin très réussi : s’il est vrai qu’au XIIe siècle, on reconnaît aux femmes une certaine inclination naturelle à la ruse et à l’intuition, le raisonnement logique et les arts oratoires restent l’apanage des hommes. Or, Lunette est une demoiselle très rationnelle, modérant souvent les transports de sa dame en lui opposant des éléments factuels. Elle réussit ainsi à la convaincre d’épouser Yvain en la mettant face à ses responsabilités de dame : sans protecteur, Laudine risque le siège car sa fontaine peut attirer les convoitises. Et qui serait le candidat idéal, sinon l’homme qui a vaincu le protecteur précédent ? Tout au long du roman, Lunette jouera le rôle de l’entremetteuse habile (plus de détails dans la rubrique Pour aller plus loin). Autre particularité de Lunette : elle est brune, et je vous assure que c’est un progrès, dans une époque où la blondeur est synonyme de beauté et pureté.

« Les brunes comptent pas pour des prunes », chantait Lio

Autre remarque : Le Chevalier au lion semble amorcer la chute de la courtoisie à la cour du roi Arthur. En effet, Lunette choisit d’aider Yvain parce qu’il aurait été le seul, il y a longtemps, à avoir daigné lui avoir adressé la parole à la cour. Alors qu’elle se sentait seule et perdue dans une cour dont elle ne connaissait alors pas les codes, Yvain a fait de preuve de courtoisie envers elle. Plus tard, lors des noces d’Yvain, Lunette et Gauvain deviennent amis. Pourtant, lorsque Lunette est en détresse, c’est Yvain qui doit la défendre, puisque Gauvain est parti délivrer la reine (pour plus de détails sur cet épisode, voir la rubrique Pour aller plus loin). Certes, l’absence de Gauvain est un prétexte extradiégétique pour mettre Yvain en avant, mais dans ce cas, pourquoi avoir inventé une liaison entre Gauvain et Lunette ? Plus tard dans le roman, il réapparaît comme champion d’une femme très discourtoise à l’égard de sa soeur (pour plus de détails sur cet épisode, voir la rubrique Pour aller plus loin). N’oublions pas que Gauvain est aussi la cause directe de la crise entre Yvain et Laudine. Pourtant, ni lui, ni aucune autre personne de la cour ne réagit lorsque Yvain apprend d’une messagère que Laudine ne veut plus de lui.

La cour d’Arthur présente, dans Le Chevalier au lion, un visage froid et presque déshumanisé.

Pour aller plus loin

Attention, cette partie contient des éléments susceptibles de dévoiler l’intrigue. Ne lisez pas si vous ne voulez pas gâcher le plaisir de la découverte.

Le lion : Les plus assidus auront remarqué que je n’ai pas du tout mentionné le lion dans ma critique. En vérité, celui-ci apparaît très tardivement dans le roman, et mon résumé en dévoile déjà bien assez.

Mais il me faut tout de même en parler un peu. Après le rejet de Laudine, Yvain devient fou et vit à l’état sauvage, nu comme une bête. Après avoir recouvré la raison grâce à un onguent de la fée Morgane, il assiste à un combat entre un serpent et un lion. Yvain sauve le lion puisque le serpent, dans l’imagerie biblique, est une créature démoniaque, alors que le lion est associé à la noblesse. Dès lors, Yvain, qui a perdu son identité, se fait appeler le Chevalier au lion. La bête le suit partout, et se présente presque comme un substitut de la dame. Le lion lui montre de l’affection presque féminine, l’empêche de mettre fin à ses jours, et disparaît curieusement à la fin du roman, lors de la réconciliation des époux.

Laudine et Lunette : Le rapport entre Laudine et Lunette est très ambivalent (d’aucuns pourraient affirmer aujourd’hui que leur relation est toxique). A la tempétueuse Laudine s’oppose la pragmatique Lunette, ce qui rend la plupart de leurs interactions volcaniques. Lunette n’a pas la langue dans sa poche et n’hésite pas à rabrouer sa dame lorsqu’elle se comporte de manière trop irrationnelle. Cette dynamique entre les deux personnages rappelle le théâtre comique de Molière, dans lequel les servantes et les valets sont souvent plus lucides que leur maître ou maîtresse, et dans lequel ils jouent souvent le rôle d’entremetteur/euse. Cela pourrait prêter à sourire si Laudine n’avait pas tenté de faire exécuter Lunette. En effet, la dame de Landuc tient Lunette pour responsable de l’absence d’Yvain. Elle lui reproche de lui avoir fait épouser un mauvais parti, et la condamne au bûcher si elle ne trouve pas de champion avant le délai imparti, ou si celui-ci perd le duel judiciaire. Gauvain étant absent, c’est Yvain, sous l’identité du Chevalier au lion, qui la représente. Lunette consent ensuite à pardonner à sa dame, et les deux femmes se réconcilient. Nous sommes bien loin de la relation affectueuse entre Fénice et sa nourrice Thessala.

Cet épisode pourrait être inspiré de la légende de Tristan et Iseut : dans un épisode de la saga norroise, adaptée des poèmes français, Iseut souhaite se débarrasser de Brangien, qui en sait trop sur sa liaison adultère avec Tristan. Elle demande à deux serviteurs d’emmener Brangien dans la forêt et de la tuer, avant de se raviser et de leur ordonner de la ramener vivante au château. Les deux femmes se réconcilient, ce qui ne les empêchera pas de se disputer violemment par la suite.

Yvain, l’amour et les femmes : Yvain devient fou après avoir perdu sa dame, et vit nu comme un animal dans la forêt pendant plusieurs mois. Un jour, des femmes, dont l’une est la dame de Norrison, le soignent grâce à un onguent préparé par Morgane (qui est un personnage bienfaisant chez Chrétien). Le statut de la femme est donc ambivalent : elle peut plonger un homme dans la folie, mais aussi le soigner.

Suite à cet épisode, Yvain sauve la dame de Norrison d’un homme qui voulait l’assiéger pour s’emparer d’elle et de ses terres. Veuve, elle ne pouvait compter que sur lui. Or, cette situation est celle qu’aurait pu connaître deux fois Laudine à cause de lui. Mais Yvain ne semble pas s’en rendre compte. Afin de se racheter et de reconquérir son épouse, Yvain enchaîne les quêtes dans lesquelles il sauve des femmes, victimes de la violence des hommes, des monstres, mais aussi d’autres femmes : il défend ainsi, lors d’un duel judiciaire, une jeune fille spoliée par sa soeur aînée. Etonnamment, c’est Gauvain qui défend l’aînée en tort.

L’une de ces demoiselles en détresse se trouve être Lunette : en la sauvant du bûcher, Yvain répare sa faute envers elle. En sauvant autant de femmes, Yvain semble prendre peu à peu conscience de l’irresponsabilité de ses actes en ayant délaissé son épouse aussi longtemps.

Le chantage et la ruse dans la réconciliation : Peu avant le dénouement, Yvain, en compagnie de son lion, se rend à la fontaine merveilleuse et déclenche une tempête dans le domaine de Landuc afin de faire ployer Laudine. De son côté, Lunette prouve une fois de plus ses talents d’entremetteuse et son habileté : elle explique à Laudine que le Chevalier au lion s’est fâché avec sa dame, et qu’il souhaiterait qu’elle l’aide à la reconquérir. Laudine fait donc le serment de tout faire pour l’y aider. Lunette fait donc venir le Chevalier au lion et lui révèle sa véritable identité. Laudine, dans un premier temps, refuse de le reprendre, préférant affronter toute sa vie vents et orages, mais se voit contrainte d’accepter pour ne pas se parjurer. Jusqu’au bout, les sentiments de Laudine à l’égard d’Yvain seront flous : elle semble l’épouser uniquement par intérêt, et lui pardonner seulement pour éviter le parjure. Si Chrétien précise bien que la dame l’aime et le chérit, il faut avouer qu’elle n’est vraiment pas démonstrative et que son comportement laisser le lecteur dubitatif face à ce dénouement forcé.

Le cycle de Chrétien de Troyes : Le Chevalier de la charrette (3/5)

Introduction

Bonjour tout le monde !

Après Erec et Enide, puis Cligès, nous abordons enfin l’une des œuvres les plus connues de Chrétien de Troyes : Lancelot ou le Chevalier de la charrette. C’est une nouvelle ère qui commence : plus de tendres amants mariés. L’heure est maintenant à l’amour courtois. Et qui, mieux que Lancelot, incarne l’amant idéal ?

Petit rappel sur l’amour courtois : Avant toute chose, il convient de resituer un peu le contexte. L’amour courtois est originaire du duché d’Aquitaine. Nommée fin’amor en langue d’oc, cette nouvelle façon d’aimer se répand ensuite dans tout le Sud à travers les chants des troubadours. C’est Aliénor d’Aquitaine, petite-fille du premier troubadour Guillaume IX, qui contribue très largement à sa diffusion en langue d’oïl. Lorsqu’elle épouse Louis VII, elle fait venir à la cour de France de nombreux troubadours. C’est ainsi que la poésie occitane se répand rapidement dans les territoires d’oïl, et la fin’amor avec.

Répartition entre territoires d’oc et territoires d’oïl

L’amour courtois ébranle la noblesse et modifie complètement les rapports de domination entre les hommes et les femmes. Ce sont désormais les dames qui mènent le jeu, et les amants qui se soumettent.

Le jeu de l’amour courtois répond à des règles bien définies :

  • La dame doit toujours être d’un rang supérieur à l’amant.
  • La dame est toujours mariée.
  • La dame doit se montrer inaccessible, voire méprisante.
  • L’amant doit être entièrement dévoué à sa dame.
  • L’amant doit réussir toutes les épreuves que lui impose sa dame, s’il veut espérer une récompense (un simple regard en était déjà une).
  • Les deux amants se doivent une fidélité sans faille, la seule exception étant le devoir conjugal de la dame envers son époux.

Lancelot et le Chevalier de la charrette est supposément écrit autour de 1180. Cette fois, le prologue nous donne quelques renseignements non négligeables sur la genèse du roman : Chrétien aurait initié l’écriture de son roman à la demande de Marie de Champagne, sa mécène. La cour de Marie de Champagne, fille d’Aliénor d’Aquitaine, était effectivement le lieu privilégié des poètes et jongleurs au XIIe siècle. Chrétien précise que c’est Marie qui lui a donné les bases de l’intrigue : lui s’est surtout occupé de la mise en forme du roman.

Ce roman est donc une œuvre de commande, ce qui expliquerait pourquoi il est si différent de ses ouvrages précédents. Souvenez-vous, le Chrétien qui a écrit Erec et Enide était en faveur du mariage d’amour. Le Chrétien qui a écrit Cligès méprisait la relation de Tristan et Iseut. Pourtant dans Le Chevalier de la charrette, Chrétien dépeint les amours adultères de Lancelot, chevalier de la Table ronde, et de la reine Guenièvre. Si ce n’est pas un virage à 180 degrés…

Il faut toutefois préciser que Chrétien n’a jamais terminé son roman, préférant déléguer la fin de la rédaction à Godefroy de Bouillon. Est-ce la preuve que Chrétien n’aimait pas ce qu’il écrivait ? Peut-être.

Autre innovation : le personnage de Lancelot du Lac. Eh oui, l’un des chevaliers les plus connus de la légende arthurienne a été entièrement créé par Chrétien de Troyes. Ou bien Marie de Champagne ?

Lancelot ou le Chevalier de la charrette : mais de quoi ça parle ?

Un chevalier du nom de Méléagant enlève la reine Guenièvre, le sénéchal Keu, ainsi que plusieurs gens du royaume de Logres. Il annonce être le fils du roi Baudemagu, souverain du royaume de Gorre, dont nul ne revient jamais. Attristé, Arthur envoie Gauvain les délivrer. En chemin, celui-ci rencontre un chevalier anonyme, prêt à tout pour libérer la reine (on apprend plus tard dans le roman qu’il s’appelle Lancelot du Lac). Les deux chevaliers s’associent et partent donc pour le royaume de Gorre. Bientôt, ils rencontrent un nain menant une charrette, qui accepte de les escorter jusqu’à Gorre à la seule condition que les chevaliers montent dans la charrette. Gauvain refuse aussitôt, la charrette étant associée à la honte et aux condamnés à mort. Après une brève hésitation, le deuxième chevalier accepte de monter dans la charrette, et le nain consent à les emmener. Lancelot est insulté et hué par toutes les personnes qu’ils croisent, mais cela leur permet de parvenir jusqu’à Gorre, où de nombreuses autres épreuves les attendent encore…

Critique

Le scénario est bien plus simple que les romans précédents. Mais simple ne veut pas dire simpliste. Si l’intrigue réserve peu de surprise, le roman n’en est pas dénué d’intérêt pour autant. Le Chevalier de la charrette est la quintessence même de l’amour courtois. Quiconque voudrait en savoir plus à ce sujet trouvera parfaitement son bonheur en lisant ce roman.

Le topos du chevalier au secours de la belle princesse est encore présent à notre époque, sous des formes plus modernes.

On remarquera tout de même que Guenièvre est très différente des autres romans. Dans Erec et Enide et Cligès, ce sont surtout ses qualités de reine et sa sagesse qui sont mises en avant. Elle est toujours d’excellent conseil, se montre très avisée et sa valeur auprès d’Arthur et des chevaliers n’est plus à prouver. N’oublions pas qu’elle est aussi une très bonne entremetteuse.

Mais, quelles sont les caractéristiques d’une dame courtoise, déjà ? La hauteur, et un certain mépris pour le soupirant. Une Guenièvre courtoise, très accessible et agréable (ce qu’elle est dans les autres romans) ne correspondait évidemment pas à cette femme-image presque irréelle.

Pour la petite anecdote, Le Chevalier de la charrette a été le premier roman de Chrétien de Troyes que j’ai lu. J’avais donc découvert Guenièvre dans ce roman, sous son masque de dame hautaine et presque cruelle, et l’avais trouvée fortement antipathique. Heureusement, les autres romans m’ont réconciliée avec le personnage.

Mais plus la dame est distante, plus le chevalier souhaite se démarquer, et plus il acquiert de la valeur. Autrement dit, même si le comportement de Guenièvre (et de l’amante courtoise en général) n’est pas des plus sympathiques, il est essentiel pour que l’amant devienne la meilleure version de lui-même. Pour plus de détails, voir dans la rubrique « Pour aller plus loin ».

Lancelot, quant à lui, se distingue des précédents héros de Chrétien : Erec aime Enide, mais se montre parfois brutal. Alexandre est très rusé, mais n’ose pas approcher Soredamor par peur d’être rejeté. Cligès n’est pas très débrouillard en amour, et laisse Fénice agir.

Lancelot, lui, possède non seulement une force colossale, mais aussi une très grande sensibilité. Amusez-vous à compter combien de fois Lancelot s’évanouit. Son amour extrême pour Guenièvre en fait un chevalier déterminé, prêt à combattre n’importe quel ennemi et à subir le déshonneur. Pourtant, on ne sait pas si Chrétien trouve son chevalier admirable ou ridicule : Lancelot est mis en danger plusieurs fois à cause de ses pensées amoureuses, frôlant parfois la mort de manière risible. De bien des manières, il partages quelques traits de similarité avec Aucassin, dont on a déjà parlé. Le contraste avec Méléagant est saisissant. Ce dernier dit aimer la reine, mais toutes ces actions semblent démontrer le contraire. Lancelot incarne l’amant « contemporain », tandis que Méléagant rappelle le prédateur antique, qui semble privilégier le rapt et la captivité.

Lancelot partage un lien étroit avec la féminité, plus que n’importe quel chevalier : pendant tout le roman, il n’aura de cesse d’inspirer de l’amour aux femmes et jeunes filles qu’il croise. C’est d’ailleurs Guenièvre qui révèle son nom, et suite à cela, une demoiselle l’interpelle en plein combat, divulguant à tous son identité. Dans sa quête, Lancelot rencontre beaucoup de jeunes filles, toutes plus mystérieuses les unes que les autres. Ces demoiselles semblent omniscientes puisqu’elles sont toutes au courant de la relation entre Lancelot et Guenièvre, pourtant cachée. Certaines tentent de le détourner de sa quête pour éprouver sa fidélité, notamment une demoiselle qui cherche à le séduire. Mais ces demoiselles sont toutes, au bout du compte, des personnages adjuvants et informateurs.

Le Chevalier de la charrette introduit aussi quelques éléments que Chrétien développe peu, mais qui seront très largement repris par les continuateurs. On sait par exemple, dans le roman, que Lancelot a été élevé par une fée, la Dame du Lac, et que celle-ci lui a donné un anneau magique permettant de lever des sortilèges. C’est ainsi que l’enfance de Lancelot et son lien avec la Dame du Lac seront développés au XIIIe siècle par d’autres auteurs. La Dame du Lac sera alors associée à Viviane/Niniane, la fée à l’origine de la disparition de Merlin.

Pour aller plus loin

Attention, cette partie contient des éléments susceptibles de dévoiler l’intrigue. Ne lisez pas si vous ne voulez pas gâcher le plaisir de la découverte.

Au sujet de la relation courtoise entre Lancelot et Guenièvre : Comme dit précédemment, la liaison de Lancelot et Guenièvre suit le schéma bien précis de la relation courtoise : de nature adultère, femme hautaine socialement supérieure à l’amant. Elle paraît parfois presque éprouver un plaisir sadique à humilier Lancelot : lorsque Lancelot parvient enfin à se retrouver en tête à tête avec Guenièvre, celle-ci le rejette violemment, sans aucune raison apparente. Plus tard, elle explique qu’elle voulait juste faire a gas (plaisanter, faire une blague), et qu’elle cherchait à lui faire payer son hésitation, même brève, à monter dans la charrette. Plus tard, lors du tournoi de Noauz, elle aperçoit un chevalier qu’elle soupçonne être Lancelot et, pour s’assurer de son identité, lui ordonne par le biais d’une suivante de faire deux fois « au pire ». Contraint d’obéir à sa dame, Lancelot se bat du pire qu’il peut, attirant sur lui les moqueries du public.

Cependant, contrairement à bon nombre d’amants courtois, Lancelot a obtenu l’«ultime récompense» plutôt rapidement, puisque Guenièvre lui donne un rendez-vous de nuit au château de Baudemagu, avant de lui proposer de la rejoindre dans sa chambre. Malgré son filtre d’amante courtoise, on sent tout de même qu’elle aime véritablement Lancelot. Lors d’un épisode, Guenièvre et Lancelot croient tous deux que l’autre est mort à causse de fausses rumeurs. Guenièvre tombe malade et Lancelot tente de se suicider. Si le thème du « suicide sur un malentendu » rappelle fortement Roméo et Juliette, il s’agit en fait d’une référence à Pyrame et Thisbé, une légende antique dont je parlerai une autre fois.

Lancelot et les personnages féminins : Lancelot est fait prisonnier deux fois dans le roman, sous les ordres de Méléagant, son ennemi juré. Mais il est intéressant de constater que ses libérations sont toujours dues à des femmes. La première consent à le laisser s’échapper discrètement pour participer à un tournoi, la seconde est une soeur de Méléagant qui voulait remercier Lancelot pour un service rendu. Elle part à sa recherche, et trouve sans aucun mal la tour dans laquelle il est emprisonné. Elle le soigne et lui offre un nouveau destrier. Emu, Lancelot consent à lui donner son amour. Elle est donc la seule femme, mise à part Guenièvre, qui a obtenu ce privilège. Notons que Guenièvre n’apparaît plus dans le roman après cet épisode. Il semblerait que Chrétien n’ait pas pu s’empêcher de renouer avec ses habitudes. La postérité n’a cependant pas retenu cette « correction », préférant le couple Lancelot/Guenièvre pour sa portée dramatique.

Les deux images de cet article proviennent respectivement de Wikipédia et Flickr.

Le cycle de Chrétien de Troyes : Erec et Enide (1/5)

Introduction : qui est Chrétien de Troyes ?

Nouvelle chronique cette semaine, les amis. Et cette fois, on va s’attaquer à un gros morceau de la littérature médiévale : les romans de Chrétien de Troyes. Alors certes, je pense que tout le monde a déjà entendu parler du Chevalier de la charrette et du Conte du Graal, mais il se trouve que j’affectionne beaucoup cet auteur, et que j’avais tout de même envie d’en parler. De plus, j’ai la nette impression que ses deux premiers romans, Erec et Enide et Cligès, sont souvent laissés de côté. Il faut dire que tout le monde connaît (au moins de nom) Lancelot, Yvain et Perceval. Mais Erec et Cligès ?

Et pourtant, ces deux romans n’en sont pas moins intéressants, peut-être justement car ils n’ont pas beaucoup marqué l’univers arthurien. Si Erec et Enide a parfois été repris dans des textes en moyen allemand, Cligès, lui, n’a été que très peu mentionné ultérieurement.

Mais revenons-en à Chrétien de Troyes. Que sait-on à propos de lui ? Pas grand-chose, en fait, si ce n’est qu’il serait né autour de 1130, qu’il était probablement clerc et qu’il a écrit pour plusieurs mécènes, dont Marie de Champagne et Philippe d’Alsace. Si on en croit le prologue de Cligès, Chrétien aurait aussi écrit sa propre version du mythe de Tristan et Iseut, Del roi Marc et d’Yseult la blonde (notez que Tristan est curieusement absent du titre), ainsi que plusieurs autres œuvres perdues. Erec et Enide, écrit dans les années 1160, serait son tout premier roman, si on se fie à son prologue dans lequel il se présente brièvement.

Erec et Enide : mais de quoi ça parle ?

Un jour de Pâques, le roi Arthur rassemble sa cour et annonce vouloir restaurer la coutume de la chasse du cerf blanc : quiconque tue un cerf blanc pourra embrasser la plus belle demoiselle ou dame de la cour. Erec, fils du roi Lac, est chargé d’escorter la reine Guenièvre dans les bois, et tous deux découvrent un étrange trio : un chevalier, une demoiselle et un nain. Mais la rencontre se passe mal et le trio prend la fuite. Erec, souhaitant régler ses comptes avec le chevalier, laisse la reine et part à leur poursuite. En chemin, il est hébergé par un vavasseur (seigneur de petite noblesse souvent modeste) complètement ruiné, et y fait la connaissance de sa fille, la belle Enide. Erec en tombe instantanément amoureux et souhaite la prendre pour épouse, ce à quoi le vavasseur consent. Erec poursuit donc sa route avec Enide, et parvient à retrouver le trio des bois, au concours de l’épervier : le chevalier accompagné de la plus belle des demoiselles remporte l’épervier. Erec affronte le chevalier des bois, Yder, et remporte le duel.

Pendant ce temps, à la cour d’Arthur, tout le monde attend le retour d’Erec pour la coutume du baiser. C’est Arthur qui a tué le cerf blanc, mais les chevaliers ne réussissent pas à élire la plus belle femme, car chacun soutient que son amie est la plus belle du royaume. Erec arrive avec Enide, et, dès lors, tout le monde se met d’accord : c’est elle qui doit recevoir le baiser d’Arthur.

Quelques jours plus tard, on célèbre le mariage d’Erec et Enide en grande pompe. Mais après la lune de miel, la cour déchante bien vite : trop épris de sa femme, Erec ne combat plus et ne quitte que rarement le lit conjugal. Les médisances parviennent jusqu’aux oreilles d’Enide, et celle-ci, attristée, se lamente à voix haute sur le déshonneur de son mari. Erec se réveille après le monologue de sa femme, et décide de partir à l’aventure pour laver son honneur. Il ordonne à Enide de l’accompagner, mais à une condition : qu’elle ne parle plus sans sa permission. Enide accepte, la mort dans l’âme, mais rompt sa promesse plusieurs fois lorsque Erec se trouve en danger. Erec et Enide auront besoin de beaucoup d’amour et de confiance pour surmonter les épreuves qui les attendent…

Critique

Pour être honnête, je n’avais pas beaucoup apprécié ce roman lors de ma première lecture. Un problème de taille se posait : je trouvais tout bonnement les protagonistes insupportables. Erec m’avait tout l’air d’un tyran domestique, et Enide, d’une victime qui larmoyait sans cesse. Le roman portait, à mon sens, des valeurs totalement surannées (soumission de la femme à son mari, qui frise parfois la maltraitance). Moi qui avais lu et apprécié d’autres œuvres de Chrétien de Troyes, je ne retrouvais pas du tout sa patte dans ce roman à l’héroïne injustement maltraitée.

Après une seconde lecture et beaucoup de recherches pour mon premier mémoire, je m’étais rendu compte que j’étais totalement passée à côté de l’œuvre. Contrairement à ce que je pensais, le roman est en réalité un plaidoyer en faveur du mariage d’amour. Seulement, tout est dit et montré de manière subtile. L’un des passages les plus probants est peut-être celui-ci : alors qu’Erec se trouve gravement blessé, un comte, qui y voit une occasion en or de s’emparer d’Enide, demande à celle-ci si Erec est son mari ou son ami. Enide répond alors : « L’un et l’autre ». Si ce très bref dialogue semble anodin, il révèle en fait une chose d’une importance capitale : la doxa du XIIe siècle jugeait le mariage incompatible avec l’amour. La question même du comte suppose qu’il était inconcevable pour la société que des époux s’aiment comme des amants. C’est donc un nouveau rapport au mariage et à l’amour que propose Chrétien dans Erec et Enide. Sans rentrer dans les détails, c’est précisément en ce siècle que le consentement mutuel du couple a été rendu indispensable pour la validation du mariage, grâce aux réformes grégoriennes. Cela ne signifiait pas pour autant que tout le monde se mariait par amour, loin s’en faut. Dans la pratique, les mariages restaient des unions d’intérêt, arrangées par les familles.

Erec et Enide, avant d’être un roman de chevalerie, est donc un roman de couple. L’intrigue débute réellement après le mariage : Erec et Enide sont confrontés à une crise dans leur couple, suite aux paroles d’Enide sur la recreantise d’Erec (c’est-à-dire le fait qu’il abandonne les armes). Les deux époux enchaînent alors des péripéties destinées à résoudre cette crise. Alors que le mariage constitue souvent un dénouement heureux dans la fiction, c’est ici l’inverse : le mariage est la première étape d’un parcours semé d’embûches (vision bien plus réaliste de la chose). De ce fait, Erec et Enide doivent chacun s’améliorer pour résoudre la crise : Erec doit reprendre les armes et prouver à nouveau sa valeur, et Enide doit apprendre à utiliser la parole à bon escient. En effet, dans les romans arthuriens, les demoiselles et les dames sont très souvent des personnages adjuvants et informateurs, avec un savoir presque omniscient et une intuition infaillible. La parole est donc une sorte de pouvoir chez les femmes. Bien utilisée, la parole féminine enseigne, informe et élève les chevaliers. Mal utilisée, cette même parole humilie et trompe. Je précise toutefois que Chrétien de Troyes n’a rien inventé à ce sujet, puisque les femmes étaient déjà associées à la parole et à la voix dans les textes antiques. On trouve, parmi les exemples les plus connus, le chant des sirènes, les prophéties des Sibylles, de la Pythie et autres devineresses, ainsi que certains textes d’Aristote. Rappelons que c’est le monologue d’Enide qui fait office d’élément perturbateur (plus de détails au sujet de la parole d’Enide plus bas).

En bref : même si Erec et Enide n’est pas le roman le plus connu de Chrétien de Troyes, ni du cycle arthurien, d’ailleurs, je recommande vivement cette lecture. Si vous avez déjà lu d’autres œuvres de Chrétien et que vous les avez appréciées, vous aimerez probablement aussi celle-ci. Si vous n’avez jamais lu Chrétien de Troyes, son premier roman est parfait pour se lancer. Amateurs de combats épiques, n’ayez pas peur : Erec et Enide est certes un roman de couple, mais cela ne signifie pas que l’action est délaissée pour autant. Promis, question bravoure, Erec n’a rien à envier à un Lancelot ou un Gauvain.

Plus de détails

Attention, cette partie contient des éléments qui dévoilent l’intrigue. Ne lisez pas si vous ne voulez pas gâcher le plaisir de la découverte.

J’ai déjà beaucoup mentionné la question de la parole d’Enide, mais il y a quelques points très intéressants que je voulais analyser plus en profondeur. Vous avez remarqué que ce sont les mots d’Enide qui ont provoqué la crise du couple. Mais ce n’est pas tout : ce sont aussi ses mots qui la résolvent, et d’une manière similaire. Pour faire court, Erec est déclaré mort suite à des blessures mortelles. Un comte qui passait par là en profite pour épouser Enide de force, et use de violence pour qu’elle mange au banquet. Mais la dame ne se laisse pas faire et laisse éclater sa rage dans un long monologue, qui réveille aussitôt Erec d’entre les morts. Erec règle son compte au comte (héhé), et repart avec Enide. Les mariés sont enfin réconciliés.

Cette péripétie est l’une des plus importantes du roman. Déjà, parce qu’elle révèle la force de caractère d’Enide, présentée jusque-là comme une femme timorée et craintive. Enide commence à s’affirmer, et à montrer plus de caractère par la suite, notamment pour protéger son mari. Ensuite, si vous doutiez encore du pouvoir de la parole féminine, vous en avez ici une belle preuve : cliniquement décédé ou plongé dans un profond coma, Erec se réveille grâce à la voix de sa femme. Rappelons que lors du premier monologue d’Enide, celui qui a causé la crise du couple, Erec s’était aussi subitement réveillé. Si ce n’est pas un super-pouvoir, ça…

Notons toutefois que si Erec, au début de la crise, lui interdit de parler sans son accord, Enide transgresse plusieurs fois son ordre. Ces violations ont toutes eu pour objectif de prévenir Erec d’un danger. Enide interagit ensuite deux fois avec des comtes : elle fait semblant de séduire le premier pour sauver Erec du meurtre, et se défend farouchement contre les coups du deuxième. Ce sont donc finalement ses violations qui permettent de sauver le couple à plusieurs reprises : en désobéissant plusieurs fois à Erec, Enide le protège et prouve qu’elle tient réellement à lui, ce qui résout finalement la crise qu’elle avait elle-même provoquée. Enide a appris à user efficacement de la parole : elle sait se taire quand il faut, mentir si nécessaire, et s’exprimer quand elle le doit. Elle est prête pour son statut de future reine.

De son côté, Erec comprend que sa femme ne cherche ni à le blesser, ni à lui manquer de respect par ses transgressions. La dernière péripétie, souvent nommée « épisode de la Joie de la Cour » dans les critiques, marque l’ultime triomphe d’Erec, et la fin du roman. Un roi nommé Evrain informe Erec d’une terrible épreuve dont nul n’est jamais revenu : pénétrer dans un verger et vaincre Mabonagrain, un chevalier très coriace protégeant une demoiselle. Une fois le chevalier défait, le vainqueur doit sonner du cor, ce qui permettra de ramener la joie à la cour. Sans surprise, Erec remporte le combat face à Mabonagrain (ou Maboagrain selon les textes), et ramène la joie à la cour d’Evrain.

Cet épisode marque l’apothéose du récit : pourquoi ? Après le combat, alors que toute la cour entre dans le verger en liesse, Mabonagrain raconte sa triste aventure : la demoiselle qu’il garde dans ce verger est son amie, mais aussi sa geôlière. Un jour, la jeune fille le pria, s’il l’aimait réellement, de lui faire une promesse. Mabonagrain, en homme amoureux, consentit immédiatement. Elle lui demanda alors de toujours demeurer avec elle dans ce verger, ce à quoi Mabonagrain, piégé, dut se résoudre à accepter. Dès lors, il devait tuer quiconque entrait dans ce verger, tout en espérant secrètement être délivré un jour. La jeune fille est donc la seule ne pas se réjouir de la victoire d’Erec. Enide parle plus en détail avec elle pour comprendre ses motivations : la jeune fille, qui s’avère être une cousine d’Enide, avait peur que son amant s’éprenne d’une autre femme, ce qui l’a conduit à l’isoler socialement. Enide la console en lui racontant toute son aventure depuis son mariage.

Il faut donc comprendre que le couple de Mabonagrain et la cousine d’Enide est l’antithèse du couple Erec/Enide. Mabonagrain subit l’isolement amoureux à cause de son amie, Erec a été forcé de le quitter à cause d’Enide. Enide a refusé d’être la cause du déshonneur de son mari, sa cousine a coupé Mabonagrain du monde chevaleresque sans remords. La relation entre la jeune fille et Mabonagrain est dysfonctionnelle, en ce qu’elle repose sur un attachement anxieux et la perte de l’être aimé. On reconnaît chez la cousine d’Enide la possessivité et la jalousie de la fée des lais, et nul doute que Chrétien s’en est inspiré pour ce personnage. Mabonagrain, lui, est décrit comme un chevalier de grande taille, et le couple gardien géant/fée est un motif récurrent dans les légendes médiévales.

Ce n’est pas un hasard si l’épisode de la Joie de la Cour est le dernier : en partant à l’aventure et en surmontant diverses épreuves, Erec et Enide ont pu éviter la reproduction de ce schéma toxique, et construire un couple solide, basé sur l’amour et la confiance mutuelle. Un mariage réussi, en perspective.

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