Le cycle de Chrétien de Troyes : Erec et Enide (1/5)
Introduction : qui est Chrétien de Troyes ?
Nouvelle chronique cette semaine, les amis. Et cette fois, on va s’attaquer à un gros morceau de la littérature médiévale : les romans de Chrétien de Troyes. Alors certes, je pense que tout le monde a déjà entendu parler du Chevalier de la charrette et du Conte du Graal, mais il se trouve que j’affectionne beaucoup cet auteur, et que j’avais tout de même envie d’en parler. De plus, j’ai la nette impression que ses deux premiers romans, Erec et Enide et Cligès, sont souvent laissés de côté. Il faut dire que tout le monde connaît (au moins de nom) Lancelot, Yvain et Perceval. Mais Erec et Cligès ?

Et pourtant, ces deux romans n’en sont pas moins intéressants, peut-être justement car ils n’ont pas beaucoup marqué l’univers arthurien. Si Erec et Enide a parfois été repris dans des textes en moyen allemand, Cligès, lui, n’a été que très peu mentionné ultérieurement.
Mais revenons-en à Chrétien de Troyes. Que sait-on à propos de lui ? Pas grand-chose, en fait, si ce n’est qu’il serait né autour de 1130, qu’il était probablement clerc et qu’il a écrit pour plusieurs mécènes, dont Marie de Champagne et Philippe d’Alsace. Si on en croit le prologue de Cligès, Chrétien aurait aussi écrit sa propre version du mythe de Tristan et Iseut, Del roi Marc et d’Yseult la blonde (notez que Tristan est curieusement absent du titre), ainsi que plusieurs autres œuvres perdues. Erec et Enide, écrit dans les années 1160, serait son tout premier roman, si on se fie à son prologue dans lequel il se présente brièvement.
Erec et Enide : mais de quoi ça parle ?
Un jour de Pâques, le roi Arthur rassemble sa cour et annonce vouloir restaurer la coutume de la chasse du cerf blanc : quiconque tue un cerf blanc pourra embrasser la plus belle demoiselle ou dame de la cour. Erec, fils du roi Lac, est chargé d’escorter la reine Guenièvre dans les bois, et tous deux découvrent un étrange trio : un chevalier, une demoiselle et un nain. Mais la rencontre se passe mal et le trio prend la fuite. Erec, souhaitant régler ses comptes avec le chevalier, laisse la reine et part à leur poursuite. En chemin, il est hébergé par un vavasseur (seigneur de petite noblesse souvent modeste) complètement ruiné, et y fait la connaissance de sa fille, la belle Enide. Erec en tombe instantanément amoureux et souhaite la prendre pour épouse, ce à quoi le vavasseur consent. Erec poursuit donc sa route avec Enide, et parvient à retrouver le trio des bois, au concours de l’épervier : le chevalier accompagné de la plus belle des demoiselles remporte l’épervier. Erec affronte le chevalier des bois, Yder, et remporte le duel.
Pendant ce temps, à la cour d’Arthur, tout le monde attend le retour d’Erec pour la coutume du baiser. C’est Arthur qui a tué le cerf blanc, mais les chevaliers ne réussissent pas à élire la plus belle femme, car chacun soutient que son amie est la plus belle du royaume. Erec arrive avec Enide, et, dès lors, tout le monde se met d’accord : c’est elle qui doit recevoir le baiser d’Arthur.
Quelques jours plus tard, on célèbre le mariage d’Erec et Enide en grande pompe. Mais après la lune de miel, la cour déchante bien vite : trop épris de sa femme, Erec ne combat plus et ne quitte que rarement le lit conjugal. Les médisances parviennent jusqu’aux oreilles d’Enide, et celle-ci, attristée, se lamente à voix haute sur le déshonneur de son mari. Erec se réveille après le monologue de sa femme, et décide de partir à l’aventure pour laver son honneur. Il ordonne à Enide de l’accompagner, mais à une condition : qu’elle ne parle plus sans sa permission. Enide accepte, la mort dans l’âme, mais rompt sa promesse plusieurs fois lorsque Erec se trouve en danger. Erec et Enide auront besoin de beaucoup d’amour et de confiance pour surmonter les épreuves qui les attendent…
Critique
Pour être honnête, je n’avais pas beaucoup apprécié ce roman lors de ma première lecture. Un problème de taille se posait : je trouvais tout bonnement les protagonistes insupportables. Erec m’avait tout l’air d’un tyran domestique, et Enide, d’une victime qui larmoyait sans cesse. Le roman portait, à mon sens, des valeurs totalement surannées (soumission de la femme à son mari, qui frise parfois la maltraitance). Moi qui avais lu et apprécié d’autres œuvres de Chrétien de Troyes, je ne retrouvais pas du tout sa patte dans ce roman à l’héroïne injustement maltraitée.
Après une seconde lecture et beaucoup de recherches pour mon premier mémoire, je m’étais rendu compte que j’étais totalement passée à côté de l’œuvre. Contrairement à ce que je pensais, le roman est en réalité un plaidoyer en faveur du mariage d’amour. Seulement, tout est dit et montré de manière subtile. L’un des passages les plus probants est peut-être celui-ci : alors qu’Erec se trouve gravement blessé, un comte, qui y voit une occasion en or de s’emparer d’Enide, demande à celle-ci si Erec est son mari ou son ami. Enide répond alors : « L’un et l’autre ». Si ce très bref dialogue semble anodin, il révèle en fait une chose d’une importance capitale : la doxa du XIIe siècle jugeait le mariage incompatible avec l’amour. La question même du comte suppose qu’il était inconcevable pour la société que des époux s’aiment comme des amants. C’est donc un nouveau rapport au mariage et à l’amour que propose Chrétien dans Erec et Enide. Sans rentrer dans les détails, c’est précisément en ce siècle que le consentement mutuel du couple a été rendu indispensable pour la validation du mariage, grâce aux réformes grégoriennes. Cela ne signifiait pas pour autant que tout le monde se mariait par amour, loin s’en faut. Dans la pratique, les mariages restaient des unions d’intérêt, arrangées par les familles.
Erec et Enide, avant d’être un roman de chevalerie, est donc un roman de couple. L’intrigue débute réellement après le mariage : Erec et Enide sont confrontés à une crise dans leur couple, suite aux paroles d’Enide sur la recreantise d’Erec (c’est-à-dire le fait qu’il abandonne les armes). Les deux époux enchaînent alors des péripéties destinées à résoudre cette crise. Alors que le mariage constitue souvent un dénouement heureux dans la fiction, c’est ici l’inverse : le mariage est la première étape d’un parcours semé d’embûches (vision bien plus réaliste de la chose). De ce fait, Erec et Enide doivent chacun s’améliorer pour résoudre la crise : Erec doit reprendre les armes et prouver à nouveau sa valeur, et Enide doit apprendre à utiliser la parole à bon escient. En effet, dans les romans arthuriens, les demoiselles et les dames sont très souvent des personnages adjuvants et informateurs, avec un savoir presque omniscient et une intuition infaillible. La parole est donc une sorte de pouvoir chez les femmes. Bien utilisée, la parole féminine enseigne, informe et élève les chevaliers. Mal utilisée, cette même parole humilie et trompe. Je précise toutefois que Chrétien de Troyes n’a rien inventé à ce sujet, puisque les femmes étaient déjà associées à la parole et à la voix dans les textes antiques. On trouve, parmi les exemples les plus connus, le chant des sirènes, les prophéties des Sibylles, de la Pythie et autres devineresses, ainsi que certains textes d’Aristote. Rappelons que c’est le monologue d’Enide qui fait office d’élément perturbateur (plus de détails au sujet de la parole d’Enide plus bas).
En bref : même si Erec et Enide n’est pas le roman le plus connu de Chrétien de Troyes, ni du cycle arthurien, d’ailleurs, je recommande vivement cette lecture. Si vous avez déjà lu d’autres œuvres de Chrétien et que vous les avez appréciées, vous aimerez probablement aussi celle-ci. Si vous n’avez jamais lu Chrétien de Troyes, son premier roman est parfait pour se lancer. Amateurs de combats épiques, n’ayez pas peur : Erec et Enide est certes un roman de couple, mais cela ne signifie pas que l’action est délaissée pour autant. Promis, question bravoure, Erec n’a rien à envier à un Lancelot ou un Gauvain.
Plus de détails
Attention, cette partie contient des éléments qui dévoilent l’intrigue. Ne lisez pas si vous ne voulez pas gâcher le plaisir de la découverte.
J’ai déjà beaucoup mentionné la question de la parole d’Enide, mais il y a quelques points très intéressants que je voulais analyser plus en profondeur. Vous avez remarqué que ce sont les mots d’Enide qui ont provoqué la crise du couple. Mais ce n’est pas tout : ce sont aussi ses mots qui la résolvent, et d’une manière similaire. Pour faire court, Erec est déclaré mort suite à des blessures mortelles. Un comte qui passait par là en profite pour épouser Enide de force, et use de violence pour qu’elle mange au banquet. Mais la dame ne se laisse pas faire et laisse éclater sa rage dans un long monologue, qui réveille aussitôt Erec d’entre les morts. Erec règle son compte au comte (héhé), et repart avec Enide. Les mariés sont enfin réconciliés.
Cette péripétie est l’une des plus importantes du roman. Déjà, parce qu’elle révèle la force de caractère d’Enide, présentée jusque-là comme une femme timorée et craintive. Enide commence à s’affirmer, et à montrer plus de caractère par la suite, notamment pour protéger son mari. Ensuite, si vous doutiez encore du pouvoir de la parole féminine, vous en avez ici une belle preuve : cliniquement décédé ou plongé dans un profond coma, Erec se réveille grâce à la voix de sa femme. Rappelons que lors du premier monologue d’Enide, celui qui a causé la crise du couple, Erec s’était aussi subitement réveillé. Si ce n’est pas un super-pouvoir, ça…
Notons toutefois que si Erec, au début de la crise, lui interdit de parler sans son accord, Enide transgresse plusieurs fois son ordre. Ces violations ont toutes eu pour objectif de prévenir Erec d’un danger. Enide interagit ensuite deux fois avec des comtes : elle fait semblant de séduire le premier pour sauver Erec du meurtre, et se défend farouchement contre les coups du deuxième. Ce sont donc finalement ses violations qui permettent de sauver le couple à plusieurs reprises : en désobéissant plusieurs fois à Erec, Enide le protège et prouve qu’elle tient réellement à lui, ce qui résout finalement la crise qu’elle avait elle-même provoquée. Enide a appris à user efficacement de la parole : elle sait se taire quand il faut, mentir si nécessaire, et s’exprimer quand elle le doit. Elle est prête pour son statut de future reine.
De son côté, Erec comprend que sa femme ne cherche ni à le blesser, ni à lui manquer de respect par ses transgressions. La dernière péripétie, souvent nommée « épisode de la Joie de la Cour » dans les critiques, marque l’ultime triomphe d’Erec, et la fin du roman. Un roi nommé Evrain informe Erec d’une terrible épreuve dont nul n’est jamais revenu : pénétrer dans un verger et vaincre Mabonagrain, un chevalier très coriace protégeant une demoiselle. Une fois le chevalier défait, le vainqueur doit sonner du cor, ce qui permettra de ramener la joie à la cour. Sans surprise, Erec remporte le combat face à Mabonagrain (ou Maboagrain selon les textes), et ramène la joie à la cour d’Evrain.
Cet épisode marque l’apothéose du récit : pourquoi ? Après le combat, alors que toute la cour entre dans le verger en liesse, Mabonagrain raconte sa triste aventure : la demoiselle qu’il garde dans ce verger est son amie, mais aussi sa geôlière. Un jour, la jeune fille le pria, s’il l’aimait réellement, de lui faire une promesse. Mabonagrain, en homme amoureux, consentit immédiatement. Elle lui demanda alors de toujours demeurer avec elle dans ce verger, ce à quoi Mabonagrain, piégé, dut se résoudre à accepter. Dès lors, il devait tuer quiconque entrait dans ce verger, tout en espérant secrètement être délivré un jour. La jeune fille est donc la seule ne pas se réjouir de la victoire d’Erec. Enide parle plus en détail avec elle pour comprendre ses motivations : la jeune fille, qui s’avère être une cousine d’Enide, avait peur que son amant s’éprenne d’une autre femme, ce qui l’a conduit à l’isoler socialement. Enide la console en lui racontant toute son aventure depuis son mariage.
Il faut donc comprendre que le couple de Mabonagrain et la cousine d’Enide est l’antithèse du couple Erec/Enide. Mabonagrain subit l’isolement amoureux à cause de son amie, Erec a été forcé de le quitter à cause d’Enide. Enide a refusé d’être la cause du déshonneur de son mari, sa cousine a coupé Mabonagrain du monde chevaleresque sans remords. La relation entre la jeune fille et Mabonagrain est dysfonctionnelle, en ce qu’elle repose sur un attachement anxieux et la perte de l’être aimé. On reconnaît chez la cousine d’Enide la possessivité et la jalousie de la fée des lais, et nul doute que Chrétien s’en est inspiré pour ce personnage. Mabonagrain, lui, est décrit comme un chevalier de grande taille, et le couple gardien géant/fée est un motif récurrent dans les légendes médiévales.
Ce n’est pas un hasard si l’épisode de la Joie de la Cour est le dernier : en partant à l’aventure et en surmontant diverses épreuves, Erec et Enide ont pu éviter la reproduction de ce schéma toxique, et construire un couple solide, basé sur l’amour et la confiance mutuelle. Un mariage réussi, en perspective.
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