Aucassin et Nicolette : inversion des genres au XIIIe siècle
Petite introduction
Bonjour tout le monde ! Sujet du jour : Aucassin et Nicolette, chantefable du XIIIe siècle. Il s’agit là d’un récit très court et, disons-le, pas franchement connu.

– Chantefable ? Qu’est-ce que c’est que ce Pokémon ?
Avant de vous perdre, laissez-moi vous expliquer de manière très succincte ce qu’est une chantefable : c’est tout simplement un récit alternant des chapitres en vers (parties chantées) et des chapitres en prose (parties parlées). Au cas où on vous vous demanderiez pourquoi vous n’avez jamais entendu ce terme avant, c’est tout simplement parce qu’il n’existe qu’une œuvre de ce genre, et c’est Aucassin et Nicolette. Selon le médiéviste Michel Zink, il s’agirait probablement d’une invention de son auteur. Problème : l’œuvre est anonyme, comme c’est souvent le cas au Moyen Âge. A l’heure actuelle, nous ne savons donc toujours pas qui est l’auteur (ou l’autrice) de la première chantefable.
Aucassin et Nicolette : mais de quoi ça parle ?
Aucassin est un fils de comte, destiné à devenir héritier et à épouser une femme de haut lignage. Mais il n’a d’yeux que pour Nicolette, une esclave que le comte a achetée aux Sarrasins et qu’il a fait baptiser. Elevés ensemble depuis leur enfance, ils sont tombés amoureux l’un de l’autre à l’adolescence. Les parents d’Aucassin séparent donc les deux amants : Aucassin est enfermé dans une tour, et Nicolette est contrainte de rester dans sa chambre avec une servante. Nicolette parvient à s’échapper par la fenêtre, et s’introduit dans la prison d’Aucassin. Les deux amants s’échappent et se retrouvent, mais ne sont pas au bout de leurs peines…
Critique
Avant toute chose, il est bon de préciser que le texte est profondément satirique. L’extrême mièvrerie que l’on retrouve parfois, et particulièrement chez Aucassin, est entièrement voulue. Si jamais le résumé vous a plu et que souhaitez tenter l’expérience, gardez bien à l’esprit que le récit n’est pas à prendre au sérieux.
Ici, pas de chevalier charismatique prêt à tout pour son amie. Aucassin est un chevalier qui ne cherche pas à devenir meilleur, car il ne s’intéresse qu’à Nicolette. Dans Le Chevalier de la charrette, l’obsession de Lancelot pour Guenièvre est certes parfois décrite de façon ridicule, mais Lancelot a au moins le mérite d’être un excellent chevalier. Aucassin, lui, est un disque rayé, ridicule de bout en bout, et qui subit pendant tout le récit. S’il n’est pas foncièrement mauvais guerrier, ses exploits chevaleresques sont peu mémorables, et surtout peu honorables : Aucassin combat pour son père seulement parce qu’il y est obligé, et, plus tard dans le récit, il remporte une victoire… contre des adversaires désarmés. Pleutre, il est fort avec les faibles, et faible pendant le reste du récit. J’ai déjà fait la blague du jeu à boire dans une chronique précédente, mais je la refais quand même : prenez un shot à chaque fois qu’Aucassin se plaint ou pleure, mais faites-le uniquement si vous tenez bien l’alcool.
Là, vous vous dites sûrement : « Un héros qui n’en est pas un, une intrigue si niaise qu’il faut la lire au dixième degré pour l’apprécier… Mais quel est l’intérêt de ce bouquin, alors ? »
L’héroïne.
Alors que l’amant pathétique, qui n’a rien d’un Lancelot, se laisse porter par les événements en larmoyant, Nicolette, elle, agit. La force du récit, c’est incontestablement elle. Nicolette la preuse, comme elle est souvent surnommée par Aucassin et le narrateur, se lamente parfois, mais ne se laisse jamais abattre. Prisonnière dans une chambre avec une vieille servante pour seule compagnie, elle parvient tout de même à s’enfuir grâce à son courage et son ingéniosité. Nicolette n’a rien d’une demoiselle en détresse. En fait, le seul personnage qui correspond à ce cliché n’est autre qu’Aucassin, tant il est passif. La question de l’inversion des genres semble passionner l’auteur de la chantefable, puisqu’elle est aussi au cœur d’une péripétie du récit (plus de détails ci-dessous).
Pour plus de détails
Le récit étant court et ayant dit l’essentiel dans la critique ci-dessus, je ne vais pas m’éterniser. Je souhaitais simplement approfondir certains points, dont l’inversion des genres dans le récit.
Après leur fugue, Aucassin et Nicolette prennent le bateau et débarquent au royaume de Torelore (qui semble fictif). Les deux amis découvrent alors les étranges coutumes du royaume : alors que le roi est alité après la naissance de son fils, la reine est partie mener leurs troupes à la guerre. Aucassin bat le roi, et lui fait promettre de mettre fin à ces coutumes « contre-nature ». Le roi accepte, et rejoint sa femme sur le champ de bataille, accompagné d’Aucassin. Surprise : les deux camps, au lieu d’échanger des coups et de se lancer des projectiles, se lancent des œufs, du fromage, et d’autres aliments. Aucassin se propose de combattre les ennemis du roi et de la reine et, sous leurs yeux ébahis, se livre à un véritable carnage.
Cette péripétie, l’une des plus importantes du récit, n’a que peu d’incidence sur le reste du récit. Elle est pourtant hautement symbolique. Malgré le dégoût que ressent Aucassin lorsqu’il voit le roi en couches et la reine à la guerre, il est incapable de se rendre compte qu’il est dans une situation analogue. A la suite de cet épisode, Aucassin et Nicolette sont une fois de plus séparés : Nicolette se retrouve par hasard chez les siens, à Carthagène, et Aucassin rentre chez son père. Désormais chrétienne, Nicolette se refuse à épouser le roi païen que ses parents lui destinent, et, une fois de plus, s’enfuit pour retrouver Aucassin. Elle se grime en jongleur, et réussit à rejoindre Aucassin, qui se morfond chez lui depuis qu’il a perdu sa bien-aimée. Après l’avoir reconnue une fois démaquillée, Aucassin est fou de joie et l’épouse. C’est donc une fois de plus Nicolette qui est à l’origine de la réunion des amants. L’épisode du travestissement en jongleur est un clin d’œil à la Folie Tristan : comme Nicolette, Tristan se grime le visage grâce à une plante, et se fait passer pour un fou devant la cour du roi Marc, et comme Iseut, Aucassin ne parvient pas à voir au-delà du déguisement. Une fois de plus, les genres sont inversés. Le récit tout entier est comme le royaume de Torelore : un carnaval. Nul doute que la satire était nécessaire pour présenter un couple aussi atypique dans la littérature médiévale.
Le GIF utilisé dans cette chronique provient de gifer.com.
Merci encore pour cette bien belle découverte ! Une œuvre importante
pourrait se transposer dans le monde moderne. Sacrée concordance des temps… Un monde où la femme doit se battre pour s’imposer mais un monde où elle est l’égale de l’homme voire au delà. Comme dans « Les yeux d’Elsa » d’Aragon où l’homme recherche un regain de patriotisme, Nicolette montre la voie d’un autre avenir que celui d’un patriarcat perdu et révolu. La femme est bien l’avenir de l’homme… qu’on se le dise !
Merci beaucoup pour votre commentaire, Frédéric, et désolée pour ma réponse tardive, c’est un peu la course avec les cadeaux de Noël 🙂
Effectivement, Nicolette est un personnage féminin que j’affectionne beaucoup pour sa débrouillardise. Certes, les personnages féminins n’ont jamais peur de faire le premier pas dans les textes médiévaux, mais Nicolette est particulièrement indépendante. Qui sait, l’auteur de la chantefable est peut-être une autrice aspirant à plus de liberté ? L’innovation littéraire qu’est la chantefable peut effectivement laisser penser à un désir de modernité, ce qui expliquerait la mise en scène d’un héros « féminisé » et d’une héroïne « masculinisée ».
Mais au contraire, le récit étant de toute évidence satirique, on pourrait aussi penser que l’auteur se moque de la promotion de la femme, permise par la mode de l’amour courtois. Après tout, une journée de carnaval rend possible l’inversion des statuts, et c’est ironiquement cela qui renforce le système mis en place. Le carnaval est fait pour n’être qu’une parenthèse festive.
C’est là tout le mystère de la chose. La chantefable loue-t-elle réellement la promotion de la femme, ou cherche-t-elle à montrer aux hommes que l’amour les rend faibles et vulnérables ? Il est difficile de répondre avec certitude à cette question. Mais il n’empêche que satire ou non, Nicolette est un personnage bien sympathique, et incroyablement contemporain.