Alexandre, l’Orphelin de la Table Ronde : cousin oublié de Tristan
Petite introduction : contexte et précisions
Et voici donc ma première critique, qui portera sur la reconstitution de la légende d’Alexandre l’Orphelin par Emanuele Arioli, chercheur médiéviste surtout connu pour son autre reconstitution, Ségurant, le chevalier au Dragon, publié l’année dernière (que je possède également).
Tout comme Ségurant, Alexandre est un oublié de la Table Ronde, tous deux ressuscités par le fruit de dix années de recherche. Mais contrairement à Ségurant, qui est un parfait quidam, Alexandre est lié à deux personnages bien connus de la littérature médiévale (si si, je vous assure que vous les connaissez) : Tristan et le roi Marc. En effet, au XIIIe siècle, la légende de Tristan a été réécrite en prose, et incorporée dans celle d’Arthur. Depuis ce remake, comme on appellerait cela aujourd’hui, Tristan compte désormais parmi les chevaliers de la Table Ronde.
Petit rappel sur la légende tristanienne : l’histoire de Tristan est avant tout celle d’un triangle amoureux tragique. La belle Iseut doit épouser le roi Marc, qu’elle ne connaît que de nom. Sa mère (qui s’appelle aussi Iseut) prépare un philtre d’amour destiné aux mariés, mais sur le trajet, elle boit accidentellement le philtre avec Tristan, le neveu de Marc. De là naît une passion dévorante et destructrice entre Tristan et Iseut (qui est donc sa tante par alliance). Les amants maudits, conscients que leur amour superficiel risque de les faire périr, décident de s’éloigner l’un de l’autre. Tristan épouse une jeune fille (qui s’appelle aussi Iseut…), qui finira par découvrir l’existence de sa rivale, et, folle de jalousie, provoquera la mort des deux amants.
Mais revenons à Alexandre. Sa légende est résumée dans Le Morte d’Arthur, grande compilation du cycle arthurien écrit par sir Thomas Malory au XVe siècle. La légende d’Alexandre l’Orphelin aurait été écrite au XIVe siècle, puisque ce chevalier n’est mentionné nulle part dans les siècles précédents. A vrai dire, hormis quelques bribes trouvés dans certains manuscrits, ainsi que le résumé de Thomas Malory, il n’existait que peu de sources sur cet Orphelin.
Alexandre l’Orphelin : mais de quoi ça parle ?
Entrons maintenant dans le vif du sujet : de quoi parle donc cette légende retrouvée ? Un petit résumé (sans spoil majeur) s’impose :
Résumé : Le roi Marc tue son frère par traîtrise. La veuve de ce dernier, Angledis, s’enfuit avec leur fils Alexandre, et se réfugie dans un de ses domaines. A ses quinze ans, Alexandre apprend les circonstances de la mort de son père, et demande l’adoubement afin de le venger. Une fois fait chevalier, Alexandre multiplie les quêtes : il affronte plusieurs chevaliers de la Table Ronde, comme Palamède et Saphar, deux chevaliers sarrasins convertis au catholicisme, ou encore Mordred, le neveu (ou fils illégitime, selon les versions) d’Arthur. Il croisera aussi la route de la fée Morgane et de plusieurs de ses acolytes, et découvrira bien évidemment l’amour avec plusieurs demoiselles.
Critique : version courte
Il s’agit d’une critique sans spoil majeur, que vous pouvez donc lire si jamais la lecture du roman vous intéresse. A l’inverse, la version détaillée s’appuiera sur des épisodes bien précis, et sera donc susceptible de divulguer des éléments importants du récit. A vos risques et périls.
J’ai nettement préféré Alexandre à Ségurant (dont je ferai également la critique). On y retrouve l’esprit arthurien, et surtout les thématiques de l’amour, complètement absentes dans Ségurant. L’amour et les femmes ont en effet une place prépondérante dans Alexandre, puisque ces dernières mènent toute l’intrigue, particulièrement les magiciennes comme Morgane, bien connue des amateurs du cycle arthurien.
En outre, on y retrouve quelques éléments du comique médiéval, typiques des farces ou des fabliaux (plus de détails dans la version longue), et le style répétitif hérité de la tradition orale médiévale, comme des « Que dire ? », « Que vous dire de plus ? » dans presque chaque paragraphe. Ce style « oyez oyez, bonnes gens » rebuterait peut-être certains lecteurs contemporains, habitués à moins de redites, et surtout à un « quatrième mur ». Si cela peut surprendre au début, une fois qu’on s’y habitue, on n’y prête même plus attention. Les grands amateurs d’épopées antiques ne seront peut-être pas autant dépaysés, car le style épique est souvent aussi très répétitif, même si on a moins l’impression d’être sur la place du marché quand on lit l’Odyssée ou Gilgamesh. D’aucuns trouveront peut-être le texte un peu lourdingue à cause de cela, mais si on souhaite un peu de diversité dans ses lectures, on ne peut qu’apprécier ce changement.
N’oublions pas non plus la qualité de l’édition : comme Ségurant, Alexandre a été reconstitué en incluant les enluminures des manuscrits originaux. En outre, Emanuele Arioli a aussi inclus dans son édition les réécritures (débuts et fins alternatifs) et continuations (suites écrites par d’autres personnes), comme il l’avait fait pour Ségurant. Et cerise sur le gâteau, les lecteurs ne connaissant rien au vocabulaire médiéval ni à la légende arthurienne ne seront pas perdus, puisque la présente édition comporte également un glossaire (« lice » ou « haubert », par exemple), ainsi qu’une liste des personnages et lieux mentionnés dans le récit.
En résumé, malgré le choix délibéré du chercheur de garder dans sa reconstitution le style oral de l’ancien français, le livre reste tout de même très accessible à un novice. Ce n’est pas le récit arthurien le plus palpitant, mais si vous souhaitez vous lancer dans la littérature médiévale sans trop vous y connaître, Alexandre est parfait.

exemple d’enluminure
Critique détaillée
Je ne vais pas beaucoup m’étaler cette fois, étant donné que j’ai déjà presque tout dit dans la version courte. Je voudrais juste donner quelques précisions concernant les éléments comiques, et parfois grotesques, que l’on peut trouver dans Alexandre. En effet, Alexandre reprend plusieurs topoi des farces et des fabliaux, tels que les femmes en armure de chevalier, la nudité, ou encore les blagues sur le sexe. Ségurant mêlait déjà quelques éléments comiques au souffle arthurien, mais l’humour reposait surtout sur l’appétit d’ogre de Ségurant. Dans Alexandre, le comique repose surtout sur les femmes : le chapitre de la réunion des fées à Avalon est particulièrement grotesque, puisque la Dame d’Avalon propose une sorte de concours d’enchantements, tout en sachant déjà qu’elle est la plus puissante d’entre toutes. Les autres enchanteresses, comme Morgane et Sibylle, sont humiliées devant toute l’assemblée puisque la Dame d’Avalon défait facilement leurs sorts, avant de faire disparaître leurs vêtements. Celles-ci finissent donc entièrement nues, et ne peuvent plus cacher les marques de vieillesse qui trahissent leur âge. Suite à cela, la dame d’Avalon décide de révéler à toutes son sort le plus puissant : la capacité de créer des flammes avec son entrejambe. Oui, c’est grotesque, d’autant plus qu’elle précise que c’est Merlin qui lui a appris ce sortilège.

Pour ceux qui voient Merlin comme un gentil papi à barbe blanche, je vous préviens, vous êtes très loin du portrait original…
Nous ne pouvons que nous demander si Merlin lui-même est capable de lancer ce sort. Vicieux, Merlin ? Assurément. Comme vous le savez peut-être, il est le fils d’un diable et d’une vierge, et, dans les textes médiévaux, il est aussi connu pour sa lubricité et son penchant pour les belles jeunes femmes. Toutes les fées de ce chapitre ont été les élèves de Merlin, et toutes ont été contraintes de céder à ses avances. Seule la Dame du Lac, Viviane, a pu bénéficier de ses enseignements sans payer le prix fort. Dame du Lac qui, d’ailleurs, ne s’est pas présentée à la réunion.
Cet épisode n’a aucune incidence sur le reste de l’intrigue. A la fin du chapitre, Morgane et les autres partent en quête de Merlin, disparaissant du récit.
Et la fin ? Il n’y en a pas vraiment. Alexandre, retenu prisonnier par Morgane, qui voulait en faire son amant, est délivré par une demoiselle, qui lui offre sa virginité. Après cela, Alexandre rencontre Aëlis la Belle Pélerine, cousine de sa libératrice, et en tombe amoureux. Après avoir affronté plusieurs chevaliers de la Table Ronde (Mordred, Dodinel, Sagremor, et surtout Lancelot), Alexandre demande à Lancelot de le marier avec Aëlis, et vit avec elle dans son pavillon. Dans l’épilogue, Alexandre affronte Hélias le Roux, mais meurt à la suite d’une grave blessure. Lorsqu’Aëlis l’apprend, elle en meurt de chagrin. La fin alternative de Thomas Malory est encore plus cruelle, puisqu’Alexandre y est tué par… son pire ennemi, le roi Marc.
Qu’importe la fin, la légende d’Orphelin, malgré quelques traits d’humour, demeure tragique, puisque c’est l’histoire d’une vengeance impossible. Alexandre a beau compter parmi les guerriers, jamais il n’accomplira sa quête. Cette fin pessimiste, terriblement réaliste, tranche net avec la plupart des romans arthuriens basés sur un personnage. Mais cette légende a, après tout, été écrite vraisemblablement un siècle après la fin du cycle arthurien (narrée dans La mort du roi Arthur, roman du XIIIe siècle).
Très intéressant ! Ayant déjà lu Segurant,j’ai donc hâte de découvrir Alexandre l’orphelin. Top!
Merci beaucoup ! Si vous avez apprécié Ségurant, vous ne pouvez qu’apprécier Alexandre !